XVII. (La Première Caverne)

oujours rampant, je lève les yeux et, posée sur le sol en avant de moi, je vois une tête d’animal qui regarde vers ma droite. Je m’approche, je me relève un peu (le lieu me le permettant) et je comprends de quoi il s’agit. Le tunnel devient trou à cet endroit, profond d’environs dix pieds, et au centre de ce trou s’élève une grande statue d’ours toute en pierre.
Il doit y avoir la suite de mon trajet au fond; sinon, c'est que je suis dans un cul-de-sac.

Tenant encore le chat dans ma cape, je pose le pied sur l’épaule de l’ours, je transfère mon poids, je m'agrippe à ses oreilles et je descends. Une fois au fond je le regarde, me demandant quel gnome des profondeurs a bien pu le sculpter.


La patte droite de l'ours pointe une griffe vers le trou que je dois prendre pour continuer. Je m’y engage.

Interstice #16

XVI.

Des poils se détachent du chat et s’envolent, un nuage de petits poils flottant autour de moi. Parfois la végétation abondante de la rive m’oblige à marcher dans l’eau, ce que je fais lourdement et sans hésiter. Mon corps me semble très loin de moi, ma tristesse concentrant tout mon être en un seul endroit: ma tête et ses pensées.

Finalement j’arrive à un gros tuyau sortant de la terre, d'où se jette un filet d’eau souillée.



Je me penche et j’y entre.

Je suis dans le noir pendant quelques pas, puis je passe par un espace éclairé, un trou en haut de moi qui laisse passer la lumière de la rue que je traverse par le dessous.

Mon corps a peu à peu réchauffé celui du chat, l’assouplissant un peu. Il prend la forme du réceptacle de mes bras, et semble plein de gratitude… des apparences d’émotions jusque dans la mort.

Après un long moment d’aveuglement dans ce tuyau, mon pied touche autre chose que du métal. Je m’enfonce maintenant dans un tunnel de terre. Il fait toujours aussi noir mais la progression est moins désagréable parce que mes pieds ne sont plus dans l’eau, ma main qui tâtonne ne rencontre plus les côtés froids du métal qui me gelaient les doigts.

Le tunnel ondule, s’étend, parfois recouvert d’un petit lichen phosphorescent, puis il grandit, se rétrécit. Je dois ramper, le chat contenu dans une bandoulière improvisée avec un pan de ma cape que je retiens avec mes dents. Je progresse; la terre vibre au rythme des machines qui doivent être au-dessus de moi.

Interstice #15

XV.

Continuant mon chemin sur la rive plutôt que dans la Rue (la vraie Meurtrière du petit chat, le chien ne faisait que licher la cuillère, déguster les restes), j’observe le vaisseau-mère. Peu à peu, un à un, apparaissent les passagers. Des spectres qui ragent, qui me crient de leur rendre leur relique.

"Tu n’avais pas le droit de mettre le pied sur notre Porteur. Si ce n’était de cette Fête de la Samhain qui te fortifie, tu n’aurais pas survécu à notre Gardien. Donne-le nous ou bien on s’assurera que là où tu te diriges ils te tueront et se régaleront de tes restes."

Ces êtres squelettiques et blanchâtres se penchent sur la balustrade, tapent contre la paroi de la coque, crient, postillonnent, chantent des insultes.

"Vous la voulez?" je leur crie, "alors allez la chercher." Et je jette la pointe de pierre dans la Rivière.

Leurs cris s’estompent un infime instant, puis redoublent en clameurs. À leur tour ils me lancent de petits objets, me crachant leurs pires malédictions. Un ou deux sautent même à l’eau pour venir mettre ces menaces à exécution, mais à quelques pieds de leur bateau ils disparaissent dans les flots, n’ayant plus de contact avec le navire qui maintient leur existence.

Tout ça est loin et ne me touche pas. Je repense au chat roux qui est dans la rue, pauvre petit être vivant qui n’a pas vu cette machine mobile qui venait à vitesse folle vers lui. J'escalade la rive, et reviens sur mes pas.

Le chien l’avait traîné en dehors du chemin des voitures pour mieux le grignoter. Il est là, étendu et immobile, sa position ne laissant pas croire à un simple sommeil.



Du sang a coulé de son nez, de sa bouche, le choc de la voiture ayant probablement causé une hémorragie interne. Tout ce sang me porte à croire qu’il a des dents de cassées, ce qui après inspection se révèle ne pas être le cas; ses yeux ont une drôle d’apparence (l’un étant exorbité et l’autre trop profondément enfoncé), mais il n’a aucune blessure apparente. La mort a dû être instantanée.

Je te vengerai, mon chat. Peut-être ma vengeance ne se manifestera-t-elle que par la défiance que j'opposerai aux forces qui voulaient que l’on t’oublie. Oui, ça, et plus: par ton corps que je déposerai au cœur de cette usine, de cette machine qui s’apparente à celle qui t’a tué, je viendrai mettre mon Chagrin et mon Respect dans un endroit qui n’a d’égards ni pour l’un ni pour l’autre.

Je le prends dans mes bras, abandonnant ma canne au beau milieu de la flaque de sang. Son corps déjà rigide garde la position qu’il avait sur le sol. Je redescends sur la rive pour que mon chemin jusqu’à l’Usine-Aberration soit solitaire et ininterrompu.

Alors que j’avance, le drôle de navire (auquel je ne repère ni poupe ni proue) se met lentement à avancer à contre-courant, ses voiles s’inversant et captant le vent de l’est. Leurs cris se poursuivent mais changent de ton: ils avertissent maintenant la Machine et sa Tour Noire de mon arrivée.

Je continue quand même.

Interstice #14

XIV.

Un chien qui était en train de mâchouiller le petit corps d’un chat baignant dans son sang, lâche sa prise et cours vers moi en jappant. La solution est claire: je dévale la rive et plonge. L’eau qui m’absorbe est chaude, ce qui n’est pas normal, mais je l'accepte comme étant une conséquence directe de la présence des bateau-fantômes dans cette Rivière. Je nage facilement en direction du petit bateau où les arbres m'ont dit voir quelque chose d'une valeur incalculable. J’entends un éclaboussement. Me retournant je vois le chien nager lui aussi vers le bateau. Sans doute est-ce un chien parfaitement normal qu’un Esprit a possédé, un des Habitants du CIL géant.

Le chien (à qui l’Esprit a attribué des pouvoirs surnaturels) me dépasse et arrive à l’embarcation avant moi. Il y monte, de la fumée lui sortant des yeux. Il se retourne et me regarde. J’arrive moi aussi au bateau et y monte rapidement, ma cape mouillée se moulant à mon corps en une épaisseur lourde et réconfortante, comme une armure, des ailes de chauve-souris. On se regarde. Dans le fond du bateau, entre nous deux, je vois une lance de bois à pointe de pierre taillée. Une arme archaïque et puissante. L'objet précieux.

Soudain il me saute à la gorge, non plus un chien mais une bête rouge quasi-préhistorique. Je le repousse tant bien que mal mais il me tient le cou et m’étouffe. Je lui donne plusieurs coups de pieds, il tombe à la renverse. Je me jette sur la lance et la ramasse. Le chien devenu bipède en attrape une extrémité. Mes mains glissent sur le bois, glissent jusqu'à la pointe. Alors que je perds prise la pointe se sépare de la lance et c'est sans hésiter que je plonge avec ma moitié de trésor.
Je reviens à la rive, fatigué par cette lutte et toute cette nage. J’ai la pointe de lance, grand bien m’en fasse. Le bipède rit de moi, me nargue pour que je retourne me battre pour l’autre moitié.

Ça n’en vaut pas la peine. Il n’y a rien que je ne puisse surmonter sans une lance, quoique en disent les arbres.

Interstice #13

XIII.

Cette douce odeur de putréfaction propre à l’automne me remplit. Je vois dans cette senteur le moyen de communication des arbres. Avec des arômes ils me parlent. M’envoyant une odeur de sève et de bois vert (ce qui pour eux est associé à la hache et à la blessure), ils me disent que je me dirige vers un lieu de Périls; ils m’expliquent la nature du danger par une odeur de feu de bois, mêlée à celle de la fumée de feuilles mortes, ce qui signifie que ce qui m’attend dévore et brûle, des Forces Explosives de toutes sortes, Modernes autant qu’Éternelles.

Pour la première fois ce soir j’ai peur car là où je vais je devrai endurer et souffrir. Je devrai survivre à ce qui veut tout anéantir, utilisant mon appartenance à ce Jour Spécial et ne laissant pas ma ruse s’endormir une seule seconde.

Comme déclenchée par ma peur, la première Manifestation de ces Forces apparaît sur la Rivière: deux bateaux de formes identiques, un ayant la taille d’une frégate, venant lentement, encore loin de moi, et l’autre, guère plus grand qu'un radeau, se trouvant plus près de moi. Deux vaisseaux fantômes.

En m’envoyant une odeur de Soleil sur leurs feuilles, d’eau sur leurs racines, les arbres me font comprendre que sur ce petit bateau se trouve quelque chose de précieux. Alors que je me demande de quoi il peut bien s'agir, je remarque que je ne suis pas le seul à avoir perçu le message des arbres.

Interstice #12