VII.

Je me lève, fais un tourbillon avec ma cape, et cours vers l’extrémité du parc. Autour de moi des maisons à perte de vue, où que j’aille je vais voir de ces décorations. Un arbre aux branches taillées, un arbre apprivoisé, auquel on a attaché plusieurs petits fantômes, qui ne sont en réalité que des sacs de plastique remplis de feuilles mortes. Mais moi ce n’est pas ce que je vois. Je vois les guenilles en lambeaux d’un Pendu, la dépouille en décomposition d’un corbeau, les vêtements abandonnés d’un Fou, les restes d’une Fête ancienne, la malédiction d’une vieille dame, la salive gluante d’une pieuvre.

Peut-être suis-je fatigué… tout à coup l’envie me prend de me coucher sous ce petit fantôme de plastique. Je ne commets aucun sacrilège en me couchant sur la pelouse.

Le petit fantôme flotte au-dessus de mon visage. Dans la noirceur il est facile d’oublier qu’il a été fabriqué dans une usine, et que son sourire est imprimé. Je le regarde se balancer et je lui dis:

Fantôme, fantôme,
oui tu es blanc.
L’essence de cette saison,
la plénitude des feuilles
et de la mort.

Le gris du ciel, le cri du vent,
te pousse et t’incite
à t’échapper en grand.

Une potence à un arbre,
une Éternité dans une Nuit,
jamais tu ne quitteras
tes branches et tes plaies.

Je lui ai offert ma prière. Maintenant je dois aller vers le reste de ma nuit. Une dernière chose cependant avant de partir. Je plante mes doigts dans l’herbe, dans la froideur de la terre, je vais encore plus profondément, encore plus, jusqu’à ce que j’aie une assez bonne prise, et là je retire une motte de terre, une petite porte dans le sol.

Un ver gigote dans la terre que je tiens dans ma main. Il se demande ce qui lui arrive, il cherche où son Monde s’en est allé.

Je retire ma montre de ma poche et je la dépose dans le trou. La lumière du lampadaire fait un reflet en forme de crâne sur sa petite vitre. Sous cette herbe et ce fantôme, le temps poursuivra son cours sans gâcher la vie de qui que ce soit, car on ne la verra point.

Je remets la motte sur le trou, sur la montre, et je dis au ver de bien la surveiller, et de veiller à ce que cet endroit devienne un lieu de Pèlerinage pour tous les Insectes Souterrains.

Puis je repars.

Interstice #6

VI.

Je ferme mes yeux tout en marchant, confiant que mon entourage ne recèle aucun danger. Mes pieds me renseignent sur l'endroit où je suis. Ici je m'enfonce un peu, c'est mou, et je dois fléchir les genoux pour garder ma vitesse: c'est du sable. Ensuite une surface dure mais parfois inégale qui me mouille timidement les pieds: de l'herbe pleine de rosée.

Quelque chose comme une lueur parvient à mes yeux fermés. Je les ouvre, et vois le lampadaire géant, dont la seule utilité est d'éclairer le terrain de baseball. Normalement j'ai du respect pour ces endroits qui malgré la nuit restent illuminés, et où il peut y avoir foule. Mais à cette heure, quand tous sont au lit, ces ampoules hyper-puissantes sont inutiles et même superflues. Une seule solution: la fronde.

Au troisième essai j'atteins la coquille de plastique qui protège l'ampoule. Quelques pierres plus tard la coquille se brise, et la pierre victorieuse reste prise au piège. Oops, cette fois j'atteins le poteau et un gros bouing sonore en résulte, se rendant sans aucun doute jusqu'aux oreilles de tous ceux qui dans les maisons environnantes dorment --- malgré le froid --- avec les fenêtres ouvertes.

Finalement ma fronde vise juste et je tue le soleil qui se trouve au haut de cette grande tige de métal. Maintenant, même si j’ai fait du bruit plus tôt, personne ne peut me voir.

Je m'assois, adossé au poteau, et je me repose un peu pour la première fois ce soir. Ma cape isole mon corps de la rosée. Je vois les petits papillons de nuit qui volettent, paniqués par la disparition de l’Espoir de leur Nuit. Je leur fais mes excuses, leur explique que c’est pour le bien de la soirée, de la Date, de la Fête, de l’Halloween. Quelques-uns se posent lentement sur moi et je les regarde, petites choses vivantes ne trouvant plus la Lumière, se contentant de ma chaleur. Allez, prenez ma chaleur, je vous la donne, je n’en ai pas besoin, moi la Noirceur me réchauffe.

Mais je dois les laisser à leur propre Quête.

Interstice #5

V.

Mon But me gonfle la poitrine, joie démente et sinistre, et je me dirige avec confiance vers cette maison, celle qui est juste là. Je piétine ce soi-disant "Terrain Privé", je ramasse une poubelle et je la renverse à côté de la maison pour grimper dessus. Bloquant avec mes mains les reflets résidus du lampadaire, je colle mes yeux à la fenêtre. Je distingue un grand salon normal et régulier qui communique avec d'autres pièces, comme cette cuisine au fond. Mais je ne dois pas rester ici très longtemps, un voisin commère pourrait me voir et profiter de cette occasion pour prévenir quelqu'un.

Laissant la poubelle là je cherche une autre fenêtre. La clôture de bois peinte en brun, comme faite de cure-dents, ne me résiste pas longtemps. Je m’érige sur elle, mon couvre-chef ténébreux atteint la hauteur de treize pieds au moins, et je saute, la cape ne voulant pas me suivre, s'étirant loin derrière moi. Rien ne peut se mettre en mes travers, l'impact ne me fait pas mal aux chevilles, je ne me casse pas un bras, n'ai pas de misère à retrouver mon équilibre.

Une pelouse bien entretenue, une piscine, un petit potager et un foyer de briques roses, c'est tout ce que je retiens de cette cour arrière.

Doucement je gravis les marches de l’escalier du balcon arrière. La grande porte-patio me laisse voir les mêmes pièces qu’il y a une minute, quand j’étais de l’autre côté de la maison. Passant par-dessus la petite barrière du balcon je me pends à la rampe pour essayer de regarder dans une autre fenêtre mais elle est trop loin. Alors je me contente des fenêtres du bas, qui sont au niveau de mes pieds. Rideaux fermés, encore des rideaux fermés. Ah, celle là n’a pas fermé ses yeux. Un jeune garçon dort dans un petit lit. Le plancher est recouvert de tapis, les meubles sont propres et droits. Rien ne traîne, les seuls objets que je peux voir sont des trophées de sports et des photos de classes. Aucune personnalité, cette chambre. Le garçon non plus ne doit pas en avoir. Il mérite mon intervention.

Je cogne à la fenêtre. Pas de réaction. "Hé!", je dis, cognant plus fort. Je cogne je cogne je cogne. Il ouvre les yeux et regarde vers la porte. Je cogne encore et cette fois il se tourne vers moi. Il ne bouge pas, trop surpris. Il voit une forme noire toute emmitouflée, il ne peut pas distinguer de détails puisque la seule source de lumière (un grand lampadaire lointain qui éclaire un parc public situé derrière sa maison) est dans mon dos.

Pour qu'il m'entende je dois prendre le risque de parler fort.

"Si tu ne veux pas que je revienne, aie peur et regarde les infimes parties de ce qui t'entoure."

Et puis je pars rapidement. Je saute la clôture et me retrouve dans le parc.

Interstice #4

IV.

Aussitôt rendu, voilà que j'aperçois un cycliste. Il m'a vu de loin, avec mon chapeau et ma cape. Il m’en veut.

"Tu ne m'auras pas!" je lui crie sauvagement, après quoi je me dirige vers un endroit mal éclairé, de l'autre côté de la rue. Il ne me poursuit pas. Il continue son chemin, regarde curieusement ce que je fais. L'oubliant, je m'engage dans une petite rue sombre. La lueur fantôme des télés brille dans presque toutes les fenêtres. Sur les balcons des pantins à têtes de citrouilles attendent patiemment qu'on mette feu à leur cerveau et qu’on leur allume les yeux. Des guirlandes oranges et noires déjà déchirées pendent des gouttières. Je suis agacé par toutes ces façades décorées de squelettes en carton et de sorcières caricaturales. Personne n'essaie d'être différent, tout le monde célèbre cette Date en achetant ces Apparences au magasin.

Il arrive que les décorations d'une maison soient assez élaborées pour que je sente derrière ces efforts l'intellect de quelqu'un avec qui je pourrais m'amuser. Que ce soit sous ma forme présente de Créature de la Nuit, ou l'autre (la forme que j’ai le reste du temps), le jeune homme timide.

Demain soir, quand l'école aura laissé aller les enfants, tout s'enchaînera. Je pourrai alors marcher avec cape, canne et chapeau, sans éveiller de malaises chez ceux qui me croiseront. Je n'aurai plus aucun pouvoir sur la peur des gens. Sauf pour ceux --- et je les aime --- qui veulent bien avoir peur.

Mais tout cela est encore loin. Pour le moment je me concentre sur les préparatifs. Je marche et me disperse dans les villes pour annoncer silencieusement la venue de la Date, et pour préparer les habitants à cet événement.

Interstice #3

III.

Comme c'est le début, je sens le besoin de me rendre en Territoires Inconnus. Je traverserai la Rivière et j'irai conquérir ce lieu qui me fait face, cette mystérieuse rive opposée, repaire des loutres brûlées. L'affront et l'effroi seront mes armes. Rien ne me résistera. Je n'appartiens pas à ce qui est Mort. Poignées de sel lancées en l'air, gousses d'ails, signes de croix, lumière, talismans, rien ne me repoussera. Je ne m'éloignerai intentionnellement que d'une chose: la Sympathie de ceux qui m’entourent. Pour cette courte période, il y a Moi et il y a les Autres. Ils m'en veulent tous, c'est ce que je dois maintenant me dire.

Je défais le nœud du câble qui retient le bateau, je soulève ma cape pour ne pas qu'elle traîne dans l'eau polluée, je monte à bord, et je me laisse aller.

Je rame, mes bras sont lourds mais je continue. Je me propulse rapidement, je me hâte de traverser la Rivière, je suis trop visible ici au milieu de cette étendue d'eau. Je suis tellement pressé qu'en arrivant au bord mon bateau se cogne contre un rocher. Je débarque sur la rive et j'approche mon oreille de mon embarcation endommagée. J'écoute. L'air sort, le bateau se meurt, le rocher a percé sa paroi.

Penché sur cette pierre acérée, pointant mon doigt vers elle, je lui dis: "Sale rocher, tu as saboté mon bateau! Tu l'as fait exprès, hein?"

Je la soulève, c'est difficile parce qu'elle est lourde et qu'elle se débat. Je la lance. Pour se venger elle demande à l'eau de m'éclabousser. Ils ne me font pas peur.

"Tu l'as bien méritée, méchante roche, ne viens pas me dire que tu ne l'as pas mérité!"

Le bateau rapetisse toujours, s’essouffle. Tant pis.

"Merci bateau, je ne t'oublierai pas."

Apathique il se laisse porter par le courant, se cognant parfois mollement contre le bord. De toute évidence je reviendrai autrement que par la voie maritime.

Je me hisse jusqu’à la rue.

Interstice #2

II.

Au début je cours, des élans irréguliers qui sont scandés par ma fatigue. Par chance, il y a du vent; ça permet à la lumière des lampadaires de bouger sur le gazon. Les arbres se balancent, s'avancent et s'éloignent. Ils filtrent cette lumière contemporaine et rendent le tout endurable, même plaisant. Je ne vois les voitures passer qu’à la dernière minute; je dois donc me jeter dans une haie ou m’empresser de me cacher derrière un grand arbre. Bien sûr le conducteur et les passagers doivent me voir, mais je les trouble, je leur inflige des doutes. Perplexes, ils doivent se demander: "Dans quel endroit suis-je, qui puisse abriter des gens si farouches, si déments?".

Je ris, avec volume et résonance.

Je fais le tour de la ville. Je passe par des chemins inhabituels, ne craignant même pas les chiens errants. J'ai une fronde, des pierres, il n’y a pas de dangers. De toute façon les chiens sont mes alliés. Ils me voient ou m'entendent et puis aboient et réveillent leurs maîtres, font peur, inquiètent ou dérangent. Je ne peux pas demander mieux.

Je cours, longeant la voie ferrée. Ma cape se gonfle derrière moi, créant une légère tension sur ma gorge.

Comme la plupart du temps je n'ai plus peur le soir, je dois me transformer en ce qui jadis me faisait peur. Je dois effrayer à mon tour ou du moins être dans une position où je suis à l'écart.

Les fantômes ne s'intéressent pas à moi car ce soir j'ai le même rôle qu'eux: hanter les gueux. Les loups-garous sont absents car ce n'est pas la pleine lune. Le Grand Lustukru, avec son couteau, ne me fait pas peur... j'ai de quoi me défendre. Les vampires ne peuvent rien contre moi, ce soir ce n'est pas du sang qui coule dans mes veines, ce soir mes veines sont vides. Mon cœur ne bat pas, je suis en état d'arrêt.


Je passe par-dessus les clôtures, je me cache derrière les piscines ou les petits hangars, je traverse les délimitations boisées. Les toiles d'araignées s'accumulent sur moi mais je ne les enlève pas; je laisse les petites bestioles marcher sur moi même si elles me répugnent. Ce soir je dois les accueillir avec tout mon cœur.



Rapidement je passe près de certains endroits où je devrai revenir lors de la deuxième nuit. Pour le moment je me rends à la Rivière. Là, attaché à un jeune arbre, flotte mon petit bateau gonflable. Ce soir c'est la Date, son commencement… célébration de tout ce qui est Noir et Essentiel, de ce qui fait peur et de ce qui fait penser.

Interstice #1

I.

'ai mon chapeau noir sur la tête. Les grands rebords dissimulent mon visage. Une cape noire cache le reste de mon corps. J'ai aussi une canne, ma montre de poche qui --- au bout de sa chaîne --- doit toujours être remise à la bonne heure (et c’est pourquoi je l’aime), mon éternel chandail de laine, des pantalons simples d'ouvrier, et des souliers de suède noirs.

Mon périple durera deux Obscurités et une Clarté: la nuit véritable de la Fête qui se prépare, le jour qui l’annonce et ensuite une deuxième nuit qui se poursuit et se termine avec la venue de la Toussaint.

La lune sera à moitié présente, j'ai vérifié préalablement.

J'y suis.

Frontispice

Automne