XXXV.

a Fête a mûrie en mon absence. Non seulement il est plus tard (c'est presque déjà la Toussaint), mais les Célébrants ont vieillis eux aussi.

De jeunes gens qui, sans se soucier de l’heure qu’il est (et de l’école où ils devront aller demain), font de leur soirée quelque chose de mémorable. Il est maintenant trop tard pour la cueillette de friandises, la plupart des gens étant couchés, alors ils déambulent les rues dans toutes les directions en mangeant ce qu'ils ont ramassé plus tôt et en appréhendant leur Vie à la couleur de cette Nuit.

Ces deux là ont une drôle de perspective. Ils se sont déguisés en mages, c’est-à-dire qu’ils ont revêtu de grandes toges noires et se sont garnis de ceintures, où ils ont attaché poches de cuir, plumes, crânes de rongeurs. L’un d’eux tient même un gros livre (le Miroir de la Magie de Kurt Seligmann, je crois, ouvrage publié vers la moitié du 20ème siècle et traitant de l'histoire de la Magie, de la Sorcellerie et des sciences occultes) en guise de grimoire. Le sourire aux lèvres (mais le cœur ouvert au sérieux du Mystère), les deux apprentis sorciers invoquent la Lune et les Planètes, implorent les Ombres des Limbes de se manifester pour leur révéler tous les secrets: la Pierre Philosophale, l’Élixir de Vie, l'Homoncule, le Savoir Divin. Avec une craie ils tracent des symboles arcanes sur l’asphalte et consacrent ainsi certaines rues au Feu, à l’Air, à la Terre, à l’Eau. Ils s’arrêtent, s’agenouillent un en face à l’autre, ouvrent une gourde et prennent quelques gorgées de vin. Ceci fait ils continuent.

Un groupe de jeunes s’approche des deux mages; ce sont des gens qu’ils connaissent sans doute dans leur vie scolaire, et pour deux secondes la Sombre Mascarade est mise de côté. C’est assez pour que mon attention change vers ces nouveaux venus.

Ils sont plus vieux, plus cyniques, plus orgueilleux, et ne sont pas déguisés. Mais à leur façon, et sans le savoir, ils jouent parfaitement le rôle que leur a octroyé la Fête.


Passant près des deux magiciens ils rient sarcastiquement, les rendant mal à l’aise, mais ils ne sont pas assez malicieux pour les harceler. Leur but ce soir est de s'électriser de l’excitation qui flotte partout. Eux aussi ils ont bu, mais avec moins de cérémonie: des bouteilles de bière, lancées par-dessus l’épaule lorsque vides. Les écoutant parler je perçois qu’ils viennent d’effrayer un jeune garçon qui rentrait chez lui et qu’ils lui ont réclamé une poignée de bonbons.
Mais ils n’ont pas nui à l’Halloween en faisant ça; la Fête profite de la particularité de tous.

Mes deux mages ne sont pas loin, assis sur une chaîne de trottoir et regardant ces célébrants pleins d’Affront.


Soudainement, de la neige. Des petits flocons nerveux qui volent dans toutes les directions et qui disparaissent en atteignant le sol.


Les deux mages et les quatre Joyeux Effrontés se tournent vers le ciel, une surprise qui doit être commune à tout ce qui peut Voir, que ce soit le lapin dans la forêt où la corneille dans l’arbre.


Puis quelqu’un se ressaisit, un des quatre.


"Regardez bien ça le gros flocon qui va tomber," dit-il en courant vers le balcon d’une maison. Rendu là il prend la citrouille éteinte et il revient à ses amis. Les regardant, plein de sourire, il lève cette citrouille au-dessus de sa tête et la propulse aussi fort qu’il le peut. Elle vole, perd son petit couvercle naturel, la chandelle qu’il y avait à l’intérieur, et même si elle s’apprête à exploser elle continue de sourire.


Je vois la trajectoire de cette citrouille dans les moindres détails. Ce soir tout prend pour moi des profondeurs inhabituelles, tout se gonfle de répercussions. En atteignant le sol la citrouille se déforme, s'aplatit sur le béton puis éclate et vole en morceaux, un énorme bourgeon orange. C’est fascinant, viscéral, comme dépouille. L’intérieur humide brille à la lueur de la lune et des lampadaires, et absorbe les flocons qui s'y déposent.


J’entends un des Mages dire: "Sacrilège!" Ils se lèvent tous les deux et partent.


Quant aux Quatre que la Nuit a rendus destructeurs, ils s’en vont aussi, riant et voulant répéter ce jeu vandale. Oui, ils servent la Soirée. Ils effectuent le Rituel de Fin d’Halloween; je les laisse aller. Je ne leur en veux pas, mais je ne tiens pas à être avec eux non plus.


Je n’ai pas encore la volonté nécessaire pour bouger. La neige tombe sur moi, je regarde les nuages encadrer la lune. Je vois que prennent fin ce soir l’Automne et l’Halloween, et que l’Hiver commence.


La somnolence gonfle mon corps tout entier. C’est fini. Je ne sais plus où aller. Avec un brin de panique je réalise que je ne sais même plus où je suis. Pour me débarrasser de cette sensation je me lève et je marche. Ne reconnaissant pas mon entourage, et n'ayant plus d'objectifs prochains, je me retrouve en Perception Complète de ce qui m’entoure. Pendant quelques kilomètres je marche et je regarde, et j'oublie un peu.


Je vois quelques autres cadavres de citrouilles que les enfants trouveront demain matin, en se rendant à l'école; des banderoles déchirées qui pendent, inertes; une petite boîte de carton orange, pour la charité, que quelqu’un a éventrée pour en voler le contenu; un masque brisé, abandonné dans l’herbe; des emballages de bonbons, carcasses de plaisir; des sacs à vidanges peinturlurés de dessins de citrouilles, remplis de feuilles mortes en putréfaction; une personne solitaire, déguisée en vieille femme, mais marchant le pas de la jeunesse; quelques voitures qui n’ont pas leur place dans ce monde; des feuilles mortes par terre, légèrement givrée.


Puis j'arrive près de la Rivière, et tout me revient. Mes derniers jours sont intacts dans ma mémoire. Il est temps pour moi de clore la Fête.


Je m’arrête. Je déballe une de ces sphères de gomme orange avec yeux et bouche de citrouille, et je la dépose dans le réceptacle de cuir de ma fronde. Visant bien je tire dans la fenêtre d’une maison qui par son manque de décorations repoussait l’Halloween, et le verre se fracasse, un son si limpide.


Moi je cours, l’Hiver est là et il est temps pour moi de retourner dans l’Hibernation, dans le corps de cet autre Moi, ce jeune homme qui en ce moment doit --- comme dix-huit ans auparavant --- ne pas vouloir dormir par réticence de mettre fin à la journée.


Je vais m’asseoir sous sa fenêtre et attendre; à minuit, quand il s’endormira, sans qu’il le perçoive je retournerai en lui, avec tout ce que j’ai Vu.


FIN DE L'
ALLOWEEN

Interstice #34

XXXIV.

ne vision personnelle, une apparition de moi-même, incidence du retour graduel à ce que je suis à la base: cet autre moi que j'ai croisé dans le cimetière.

Je connais très bien l’origine de cette vision. C’est un épisode ancien de la vie que j’ai en temps normal, une vision liée au Passé, au Temps, au Souvenir.

Cependant ça ne se présente pas à moi exactement comme je l’ai vécu jadis, mais plutôt de l’extérieur, comme si j’étais espion de moi-même…

Je reviens de ma cueillette annuelle, déguisé en médecin. Ma mère a parcourue les rues avec moi, et quand j’y pense ou que je vois ce sac plein de bonbons, je suis content. J’ai un peu froid aux mains, au nez, et malgré le plaisir que j’ai, j’ai hâte d’être revenu chez moi. Je suis un peu fatigué. Ma mère vient de me demander:


- Veux-tu aller à cette maison là?

- Non-non.

- Veux-tu retourner à la maison?

- Oin.


On repasse devant les maisons où plus tôt je suis allé sonner; sans trop parler on retourne chez nous. J’ai un grand manteau blanc, une "chienne de docteur" comme dit ma mère, avec des petites lunettes bleues et une trousse de médecin brune qui ferme mal (et donc que ma mère porte pour moi sauf quand vient le temps d'aller sonner à une maison). C’est un kit de docteur que j’ai eu à ma fête, au mois de mars.


On passe devant le dépanneur, on est proche de chez nous. Sur le gros réfrigérateur à glace qu'il y a dehors, il y a trois citrouilles sur de la paille. Il y a des squelettes de cartons dans les fenêtres, et les employés sont déguisés. La madame déguisée en princesse me sourit. On continue. Alors qu'on passe devant une maison blanche et dégarnie, je la regarde attentivement, intrigué par son manque de charme. Puis c’est la maison beige avec les gros arbres. Ensuite c’est la maison de Monsieur Desmarais, me dit ma mère. Je ne sais pas trop qui c'est. Puis c'est une autre maison blanche, mais plus belle par sa grande stature. C’est la maison de nos voisins André et Louise qui ont un gros chien berger-allemand. Ils sont gentils. Finalement c’est ce géant qu’est mon bloc-appartement, la brique rouge et brune étant particulièrement sombre la nuit, entouré d’arbres griffus et squelettiques, une vision spectrale…


Mais --- Ô Paradoxe --- c’est chez moi. C’est le lieu qui dans tout le monde m’est le plus familier. Et c’est là que, content de pouvoir enfin me reposer les jambes, je m’en retourne. Mes petits pieds au bout de mes petites jambes donnent de grands coups de pieds dans les feuilles mortes; ma mère me regarde du coin de l'œil, ses longs cheveux noirs flottant un peu derrière elle.


On contourne la maison jusqu’en arrière, passant par l’entrée pour voitures (à gauche de la maison) puis on monte les marches de notre galerie en métal. Ma mère me lâche la main (et le froid vient mordre la douce moiteur de nos mains combinées) et ouvre la porte blanche. On entre.


Ma chatte Pitchounette vient à notre rencontre. Me sentant enjoué, je lui dis: "Aye, viens pas dans mon sac."

Son visage de chat me regarde; elle cligne des yeux.

"Bon, enlève tes souliers pis ton costume, qu’on te mette en pyjama," me dit ma mère.


Sans lâcher mon sac, je traverse la cuisine et je me rends jusqu’à ma chambre. Je me mets sur la pointe des pieds pour atteindre l'interrupteur et allumer la lumière. Je marche sur le plancher de bois, il craque un peu, et je renverse tout le contenu de mon sac sur mon lit. Ça fait une belle montagne, ou plutôt une belle colline de petits objets multicolores.


Me souvenant de ce que ma mère m’a demandé je retire mon déguisement et, avec difficulté (ayant oublié de retirer mes souliers), j’enlève mes pantalons.


L’Halloween est finie.


Moi, l’Observateur de tout ça, espion surnaturel, je vole tout autour de ce Passé lointain, je passe comme le Vent dans ma maison, mais j’observe aussi de l’extérieur, par les fenêtres. Cependant toutes les pensées de ce Jeune Moi me viennent instantanément.

En cet instant où je me dévêts, je pense à la nuit et au jour. J’ai de la difficulté à saisir la nature du passage de l’un à l’autre, d’une journée à une autre. Je n’ai pas envie de dormir ce soir, car je n’ai pas envie que ce jour précis se termine. Si je ne dors pas, tant que je ne dors pas, la journée ne peut pas finir, non? Aujourd’hui, hier et demain me semblent tous être des mondes complètement différents, où je n’ai pas les mêmes sensations dans la tête, où des événements complètement dissociables se produisent, où je suis quelqu’un de différent. Si je ne dors pas je peux prolonger l’Aujourd’hui, ce moment que j’aime tant, et la Nuit s'étirera en conséquence. C’est lorsque je suis dans le sommeil que vient le jour, ils sont liés, et je ne veux ni de un ni de l’autre. C’est presque comme si mon sommeil amenait le jour.

Je suis sorti de cette Contemplation par la voix de ma mère.


"Simon, viens montrer ton costume à ton père," me dit-elle.


Moi je suis déjà à moitié changé, il ne me reste que le bas du pyjama à enfiler.


"J'l’ai enlevé…"


"Bein remets le," dit mon père.


Pour moi l’essentiel du costume se résume aux lunettes et à la trousse de médecin, alors c’est ce que j’emmène. Je sors de ma chambre comme mon père rentre dans les toilettes.


"Papa," j’appelle.


"Juste une minute," me dit-il en défaisant la fermeture de ses pantalons et en s’assoyant, cette manière qu’il a d’aller aux toilettes sans fermer la porte.


Je vais dans le salon et je regarde la télé qu’ils ont allumée. Je dépose ma trousse, en attendant. Je m’assois par terre. C’est long. Je regarde un peu l’aquarium, puis j'accroche mon stéthoscope et me lève car j’ai vu un poisson qui nage vite et je veux le regarder de plus près.


Mon père et ma mère reviennent en même temps, l’un des toilettes, l’autre de sa chambre avec un appareil photo dans ses mains.


Mon Esprit a volé à l’extérieur de la maison, et c’est par ces grandes fenêtres carrelées qu’avec mes yeux de feu je me vois de dos.

Mon père prononce un quelconque commentaire qui me fait rire sans être drôle, moi je lui montre mon instrument jaune, et à ce moment là un éclair éclabousse mes yeux, me projetant --- moi Esprit --- loin derrière.



Le choc et la Profondeur de mon Souvenir confondent mon intellect. Une Terreur presque Sacrée s’empare de moi face à l’Impact incroyable du Temps, les Changements qu’il nous impose et les Mémoires fragmentées que l’on en préserve. Sous l'influence de cette Terreur, tout s’écroule en moi, et ouvrant les yeux je reviens à moi dans le petit bois, couché sur un pont, les yeux inondés de larmes.

Cette peur terrible ne m’ayant pas quittée je me relève et je cours vers la sortie, ne pouvant plus supporter la présence des arbres autour de moi. Je cherche, j’ai l’impression de me tromper de sentier, mes jambes sont molles et leur manque d'efficacité me rend impatient. Quelqu’un, quelque chose, tire sur ma cape; je ne me retourne pas.


Où est cette sortie…


Une créature gluante touche la surface de ce gros ruisseau. M’a-t-elle vu?


Tout ce qui est Monstrueux semble s'approcher de moi. Mais j’y pense… quand le cycle de la Samhain a commencé, n'ai-je pas dit que j’étais Invulnérable, que vampires et loups-garous ne pouvaient rien contre moi?


La peur ne me quitte pas mais je me force à adopter le rythme de la marche. Dans les profondeurs du bois on rit de moi et on jubile de pouvoir m'attraper. Pourtant j’atteins la sortie sans que rien ne m’arrive, et c'est comme ça que je reviens à la Ville.

Interstice #33

XXXIII.

Ils m'ignorent complètement. Un lutin rouge aux longues pattes va piger habilement dans les sacs de friandises et donne ce qu'il a ramassé au cavalier. Sur l'air de Vive le Vent, ils chantent joyeusement:

"Vive les bons
vive les bons
vive les bons bonbons."

Ils traversent les terrains, sautent par-dessus les haies, font virevolter les décorations suspendues, laissent des traces de sabots sur les pelouses (quelle surprise pour ceux qui les découvriront!), cognent dans les fenêtres des maisons.

Et puis tout à coup ils s'arrêtent. Le Cavalier fait un signe de la main, paume vers le bas, et tous ils cessent de faire du bruit. Le Cavalier porte la même main à son oreille et écoute attentivement. Quelques secondes plus tard il crie "Allonzi, Alonzo!" et ils repartent à toute allure. Un lutin prit par surprise se pend à la cape du Cavalier et vole derrière, riant comme un fou.

Ils sont trop rapides, je dois abandonner l'idée de les suivre de près. Je les vois s'éloigner, bondissant au-dessus de la tête des enfants déguisés et arrachant des banderoles prises dans les branches pointues des arbres.

Moi je suis immobile et les enfants me voient. L'un d'eux, un petit chien inquiet, demande à sa grande sœur: "Est-ce que c'est une statue le monsieur?", à quoi elle secoue la tête et le tire par la main loin de moi, vers la prochaine maison.

Je me secoue et distraitement je vais dans la direction qu'a pris le Groupe Fabuleux.

Sur la Rivière et sous la CIL, j'ai vu des choses inexistantes, mais pour une raison ou une autre ça ne m'a pas surpris parce que j'invitais ces visions, je m'y ouvrais, j'étais à ce stade là de ma Contemplation. C'est donc étrange que maintenant, alors que je me concentre sur ce qui est externe à moi (et donc Vrai), d'autres Apparitions surviennent. Ça me met bien en tête que je ne suis qu'un Témoin.

Voilà qu'ici je vois autre chose: un homme à cheval qui franchit l'orée clôturée du petit boisé qui se trouve au bout de cette rue. En quelques secondes je le perds de vue dans la noirceur des arbres.

Je le suis? Je reste dans les rues infinies de maisons et de pavé? Ma décision est facile à prendre, et n'a qu'un seul regret: de ne plus pouvoir observer les enfants déguisés.

Je cours vers le boisé, et qu'est-ce que doivent penser ceux des vivants qui me voient? Ça me fait rire. Je franchis à mon tour la petite entrée dans la clôture métallique et aussi vite que je le peux je progresse dans la pénombre du sentier. Je discerne du mouvement, un peu plus loin dans la forêt, le reflet de la lune sur un objet de métal. Je cours pour m'en rapprocher.

Le sentier se sépare en plusieurs embranchements, monte et descend, de petites collines qui donnent de l'élan à ma course. Miraculeusement je sais choisir le bon embranchement, le bon chemin vers mon cavalier, comme si en moi resurgissait un Savoir Oublié. Peu à peu j'arrive à distinguer ce dont il a l'air. C'est un grand homme maigre, habillé de vêtements qui me semblent anciens, et qui se tient sur son cheval de façon nonchalante. Sa tête est penchée vers l'avant, de fatigue ou de chagrin, me laissant tout de même voir une pomme d'Adam saillante. Même son cheval semble affecté par cette lassitude, sa tête donnant de petits coups vers l'avant à chaque pas, comme si ça lui demandait un effort énorme.

Il n'avance pas vite et c'est ce qui me permet de le rattraper. Je le suis maintenant à la marche, à quelques enjambées derrière. La lumière de la lune tombe et adhère aux fixations métalliques de la selle, et sur les boutons du grand veston de l'homme.

Il semble murmurer quelque chose, mais je n'ose pas m'approcher davantage de peur qu'il ne me prenne pour un truand meurtrier voulant lui couper la gorge.

Après quelques bifurcations je réalise qu'il ne guide aucunement son cheval. Celui-ci, maigre (mais dans les limites du possible, contrairement à celui du Groupe Fabuleux), avance sans trop regarder devant lui, gardant les yeux sur le sol, suivant le sentier sinueux. On arrive ainsi à un espace ouvert où l'on traverse un petit pont. Je m'arrête un instant pour contempler les reflets à la surface du petit ruisseau, pour écouter l'écho des sabots sur le pont, puis je me remets à les suivre.

Cette fois-ci le cheval prend l'embranchement de gauche, un sentier plus étroit, bordé de buissons où pourrait se cacher n'importe qui, n'importe quoi. L'homme n'a pas l'air inquiet, toujours aussi abattu. Les grandes plantes lui fouettent le visage mais il ne réagit aucunement.

Étrangement, il règne ici un petit vent doux qui par bourrasques pacifiques vient agiter la masse touffue de brindilles et de buissons qui bordent le chemin où je marche. Je n'aurais pas crû trouver une sérénité pareille ce soir. Le lieu où je me trouve, et l'activité que j'y occupe, rendent difficile à croire les événements et les agitations que j'ai vécus ce Soir. Je n'entends rien, même pas de voitures lointaines.

Un peu distrait, je ne réalise qu'à la dernière minute que le cavalier a fait faire demi-tour à son cheval, et qu'ils reviennent en ma direction. Il est trop tard pour me cacher, s'il avait à me voir…

Tout simplement je me tasse hors du sentier. Il passe, continue sans même changer de rythme, sans même tourner les yeux vers moi. Je sens la chaleur du cheval, je respire le musc de sa peau, et j'aperçois au-dessus de moi les traits de mon Cavalier.

Mais la raison de ce demi-tour m'intrigue. Je le laisse momentanément et je retrace ses pas. J'atteins une autre des orées de ce boisé, et je me retrouve dans un champ de fèves rendu désolé par la saison automnale. À ma droite, au-delà de l'étendue immense des sillons, se trouve une ferme avec silos et machinerie, et loin à l'horizon des antennes au bout desquelles des lumières rouges clignotent.

Regardant à ma gauche je comprends tout: une route, des voitures qui roulent vite, et de l'autre côté la Grande Tour du CIL et ses émanations toxiques. Peu importe où je vais ce soir je n'en suis jamais bien loin.

Je fais volte-face et je cours retrouver mon ami le Cavalier. Je le rattrape et me concentre sur sa démarche et ses moindres gestes pour détecter qui il est et où il peut bien aller.

Le cheval nous mène finalement vers le cœur du Boisé. Le sentier monte et redescend abruptement à plusieurs reprises mais ça n'influence apparemment pas les choix du cheval qui dans ces élévations fait preuve de plus de puissance qu'il n'en a l'air. Dans ces pentes aux angles les plus abruptes, le Cavalier s'agrippe affectueusement au cou de son cheval, et puis se redresse une fois en haut.

Nous sommes maintenant dans une belle petite clairière où de nombreux conifères font les sentinelles, le sol littéralement tapissé d'aiguilles rousses. Nos pas sont mats, étouffés par ce tapis, l'atmosphère de l'endroit étant d'autant plus sereine.

Quelques secondes plus tard, quand j'aperçois le Groupe Fabuleux apparaître, je réalise la tromperie; ils sortent de partout et bondissent sur mon Cavalier.

"Ah ha! Tu as marché dans notre Anneau de Champignons!" dit le Maître de ces petits lutins, celui qui est monté sur son cheval-squelette. Il fait bondir sa monture jusqu'au Cavalier, et lui sert énergiquement la main. À ma grande surprise mon Cavalier est ravi et sourit généreusement.

Suivant ces événements j'essaie en même temps de trouver l'Anneau de Champignons, en vain. Peut-être cet Anneau n’existe-t-elle que de l’Autre Côté, de là où ils viennent tous, lutins et Cavalier.

Entre temps ils se sont disposés autour de lui, l’un d’eux flattant avec hystérie le flanc du beau cheval. Il est cerné.

"Ah me voilà bien entouré. J'abdique devant le Nombre; faites de moi ce que vous voulez."

Tous ils se mettent à applaudir. Ensuite le Maître tire sur les bords de son grand chapeau et le fait descendre par-dessus son visage, jusqu’à son cou. Par deux trous (que je ne voyais pas), ses yeux regardent. C’est maintenant la semblance d’un Bourreau qui se tient là. Il sort une courte corde de sa chemise, et en attache les mains du Cavalier.

"Avez-vous une dernière volonté?" demande le Bourreau au Cavalier, à quoi il répond "Oui."

Le Cavalier se tourne alors vers moi et dit: "Je voudrais saluer mon ami, là-bas." Les lutins hochent la tête mais ne me regardent pas. Le Bourreau fait signe au Cavalier de se dépêcher. Les poignets liés, le Cavalier me salue en se touchant le front des doigts de sa main gauche, puis les éloignant.
"Vous avez le bonjour de Gordon Filligreen," me dit-il avant de se retourner vers le Bourreau. Il hoche la tête.

Le Bourreau lève les bras majestueusement et, d'une voix puissante, il proclame: "Pour avoir brisé le Sceau de notre Anneau nous devons vous faire prisonnier et vous emmener avec nous dans les Profondeurs de notre Royaume. Maintenant descendez de votre cheval, pour que nous puissions le renvoyer en guise d’avertissement."

"Emmenez-le," ordonne-t-il à ses compères.

Les lutins s’emparent du Cavalier avant même que celui-ci ait pu descendre complètement de son cheval. L’un d’eux fait basculer une grosse roche, révélant un escalier de pierre qui s'enfonce dans le sol. Sans résister le Cavalier est entraîné dans ce passage souterrain. Quand finalement il a disparu le Bourreau s’approche du cheval du Cavalier. Il sort un petit couteau, et sur la selle il grave quelque chose que je n'arrive pas à distinguer. Ceci fait, il frappe le flanc du cheval pour le faire détaler, et il le regarde partir.

Il ne reste plus que moi, le Bourreau, et sa monture. Il tire sur le haut de sa cagoule et ça redevient un grand chapeau. Son sourire revient aussi (ou peut-être n’a-t-il jamais disparu?). Il me regarde quelques instants pendant qu’avec un sabot son cheval remet en place la pierre qui recouvre le souterrain.

"Tout n’est pas fini pour toi. Je te prédis une autre apparition, une dernière pour toi avant que la soirée ne se termine."

Il donne un signale à son cheval et ils s’en vont, rapides comme l’éclair.

Tout ça me laisse paralysé. Ils me voyaient mais agissaient comme si je n’étais pas là. J’ai vu ce qu’ils ont fait au Cavalier mais je n’ai rien fait pour les en empêcher. Et le tout a commencé parmi la foule, au milieu des activités des Vivants, avec moi comme seul spectateur. Et ce qu’il m’a dit à la fin, que plus est à venir, me fait un peu peur. Chaque sensation, chaque mouvement de mes vêtements sur ma peau, occasionne des glissements de terrain dans mon cerveau, de grosses crises d’étourdissement. Mais il ne faut pas que je laisse ces sensations m'alarmer… la fin de l’Halloween approche, et ma nature première d’humain me revient peu à peu.

J’emprunte un sentier quelconque. Écoutant la forêt respirer, j’essaie de ne pas trouver la sortie. J’ai besoin d’être seul encore un peu, entouré de ces Arbres, ne voyant autour de moi aucun indice de l’époque où je me trouve.

Voilà un autre pont. Quand je mets le premier pied sur le bois, et que cet écho parvient à mes oreilles, l’étourdissement me revient et je dois m’arrêter. Pour ne pas tomber, je m’étends de tout mon long et je ferme mes yeux contre le ciel de lune; cet astre est de trop, en ce moment.

Et c’est là que ça commence.

Interstice #32

XXXII.

Moi je cesse de les suivre. J'ai recueilli les bonbons tombés du sac du petit Oiseau, et je les mange lentement pour témoigner de cet autre aspect de la magie de ce Jour.

Le caramel brun dans son emballage difficile à développer, si bon, si plaisant à mâcher, si doux à avaler. Les petites tablettes de chocolat, toujours trop petites. Les petits sacs de chips, qui ne sont pas particulièrement bons mais que l'on aime pour leur format inhabituel. Les Clondaks ou Klondikes que la plupart n'aiment pas mais qui pourtant abondent. Les gommes bon marché qui après quelques minutes se sont taries de leur sucre et ne goûtent plus rien. Et finalement ces petites sphères de gomme, orange et avec les ornements faciaux d'une citrouille, que l'Oiseau aime particulièrement parce qu'on en a jamais beaucoup dans un sac.

Ces bonbons que l'on a récolté (et non pas acheté) ont quelque chose de magique. Ils ne sont plus les accessoires de la gourmandise, mais les récompenses d'un concis petit pèlerinage de plaisir, d'Automne, de Mort et de Noirceur, le tout se déroulant dans l'amitié, la camaraderie, et la collectivité.

Alors que je continue ma dégustation je sens une perturbation dans l'atmosphère environnant, mais la foule excitée n'en est pas affectée, ce qui est étrange. Ma bouche cesse de mâcher et avec mon regard je tente de percer à travers les enfants de l'Halloween pour voir ce qui se passe.

Sur un terrain on a installé tombes et cercueils en guise de décorations, et pour se rendre à la porte on doit réussir à résoudre un petit labyrinthe construit de panneaux de tissus. Il doit y avoir 30 personnes ou plus qui simultanément essaient de se rendre à la porte de la maison, où enfin ils auront leurs récompenses sucrées. À l'intérieur du Labyrinthe, plusieurs Gardiens circulent et patrouillent comme le Minotaure du Roi Minos. L'un d'eux, un homme avec un masque de hockey, poursuit les enfants avec une vraie chain-saw (à laquelle on a retiré la lame, tout de même); les enfants en sont terrifiés. Les propriétaires de la maison s'y sont réellement engagés, des amants de la Fête.

Mais voilà: tout près du labyrinthe, dans la rue, je vois quelque chose qui n'appartient pas à ce qui l'entoure, que je ne peux rattacher à rien.

Une personne au teint jaunâtre, un grand rictus sur les lèvres et un chapeau de fermier sur la tête, est montée sur un cheval blanc anormalement squelettique, et galope pacifiquement en ma direction, entouré de trois ou quatre petits lutins de couleurs différentes qui gambadent à pied autour de lui. Tous ils sourient, c'est pour eux le comble de l'accomplissement que de se promener ainsi invisibles parmi la foule de la Samhain. Oui, invisibles, car je semble être le seul à les voir.

Ils évitent les enfants avec voltiges, mais ceux-ci ne réagissent pas. Et c'est ce qui m'intrigue. Dans le Monstre CIL j'étais détaché de tout et ce que j'y ai vu n'est pas (et n'était pas) une surprise. Mais ici, dans la Ville des Vivants, ça m'étonne de voir ces apparitions.

Sans détours ils se rendent jusqu'à moi et entonnent solennellement:

"Sous l'Asphalte se cachent des choses que rien ne peut effacer."

Sans s'arrêter, ils me contournent et continuent leur chemin. Ils sont complètement corporels. Les cailloux sont projetés au loin après l'impact des sabots; leur ombre est longue et sombre; les petits lutins donnent même de petits coups enjoués sur les sacs des enfants, les mystifiant complètement. Ils sont tout bonnement invisibles.

Je décide de les suivre.

Interstice #31

XXXI.

ls courent. Avec ou sans lampe de poche ils vont de maison en maison et récoltent des trésors. Je me rapproche d'un petit groupe de trois garçons (un arabe, un marin, et un oiseau). Leurs sacs encore chétifs sont secoués en tous sens alors qu'ils traversent la pelouse d'une maison qui, un autre jour, ne mériterait jamais leur attention et ne les accueillerait pas si ouvertement. À quelques pas derrière eux, je les écoute et avec mon âme je tente de les englober de mon omniscience limitée.

Ils sont tout à fait réveillés; ils voient tout en même temps. Ils contournent la haie rendue jaunâtre par les lampadaires qui la surplombe, les branches comme des griffes, une profondeur attirante. Rapidement ils aperçoivent derrière la maison une cour qui n'est pas éclairée, et pour un instant cet endroit représente la Peur. Mais leurs jambes ne les laissent pas languir très longtemps; leurs yeux se tournent vers la maison elle-même. Par les fenêtres ils peuvent constater que toutes les pièces sont dans le noir. Une seule lumière émane de cette maison, celle du portail, celle qui --- encore et encore et encore --- les mène au Cœur de la Soirée.

Conscient de tous ceux qui comme eux s'en viennent ici, et de tous ceux qui y sont venus et s'en éloignent en criant leur anticipation de la prochaine maison, je les suis jusqu'à la porte tout en écoutant ce qui vibre sous leur front.

L'Oiseau est captivé par l'expérience, bien au-delà du sourire. Il bat des ailes quelques coups et en ressent des frissons visionnaires. Ce n'est pas la première fois qu'il célèbre cette Fête (qui s'appelle aussi Samhain même s'il ne le sait pas). Cependant il ne se souvient pas avoir ressenti la Portée de l'événement avec autant de force. Il entend quelqu'un qu'il ne connaît pas lui murmurer qu'il a aujourd'hui en lui, et autour de lui, la parfaite combinaison de facteurs internes et externes pour Percevoir et être en mesure de profiter pleinement de son expérience de la Fête.

En avant de lui, il voit ses deux cousins. Le plus vieux des deux est déguisés en arabe, un voile sur la tête, une grande tunique bouffante lui enrobant le corps, et une barbe de maquillage sur son menton. L'autre (plus jeune de quelques années) suit docilement, son petit habit de matelot reflétant bien le comportement soumit qu'il adopte quand il est en compagnie de son frère et de son cousin lui aussi plus âgé.

Parce que les ondes de pensées qui viennent de l'Oiseau sont plus fortes ou peut-être simplement parce que je le comprends mieux, je tourne à nouveau ma clairvoyance vers lui.

Il lutte de toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger par l'atmosphère qui envahie sa tête. Il continue de suivre ses cousins et parvient à la porte. Ils attendent quelques secondes, le temps que les autres enfants aient libérée la voie, et puis chacun leur tour se présentent à la dame déguisée en sorcière qui, entre deux commentaires clichés ("Voulez-vous de mes friandises à saveur de crapauds, de ma potion magique aux araignées?"), lance des poignées de bonbons dans l'ouverture béante de leurs sacs.

L'Oiseau voit avec plaisir le niveau de ses friandises monter (quoique de façon infime) et puis se retire, n'aimant pas avoir à s'exposer pour recevoir son dû.

"Aye, attendez, j'veux arrêter pour qu'on regarde nos bonbons," dit-il à ses cousins malgré son amour du silence, voyant ceux-ci s'éloigner à la course. Ils le regardent et rebroussent chemin, revenant à lui en marchant, apparemment d'accord, et puis tous les trois s'assoient sur la mince chaîne de trottoir. L'Oiseau constate avec humour que, ainsi installé, la magie du déguisement est dispersée; la toge de l'arabe est soulevée, révélant les running shoes qui s'y cachent; le matelot lève sa tunique et remonte la fermeture éclaire de son coupe-vent imperméable. Quant à lui-même, il doit enlever ses ailes pour mieux fouiller dans son sac.

C'est un beau monceau qu'il contemple, prenant sous la lumière des lampadaires et à ses yeux enfoncés dans son sac l'aspect d'un merveilleux monticule de trésors, brillant et dégageant une onctueuse arome sucrée. Il croirait presque voir flotter un beau pollen jaune.

Il y plonge la main et explore jusqu'au fond, touchant aux carapaces de cacahouètes, aux sous noirs froids, à la résine collante des bonbons qui se sont développés (et qui donc ne seront pas mangés --- Maman l'interdit). Allant au bout de son excavation, il arrive au fond de son sac et découvre là un trou, un gros trou, probablement percé par la clôture où il s'est accroché un peu plus tôt. À travers ce trou il peut voir l'asphalte, le reflet jaune de la lumière artificielle, et une petite pierre qui malgré la nuit projette une ombre. Cette pierre lui fait prendre conscience de l'Extérieur et il ressort sa tête et ses bras de cette Caverne aux Trésors. Ses yeux tombent sur ses deux cousins.
Spontanément, il leur explique son problème: "Aye, y'a un trou dans mon sac, je perds des bonbons…"

Le petit Matelot fait alors preuve d'initiative. Il retire une couche à son sac et le tend à l'Oiseau. "Ma mère m'avait mis deux taies d'oreiller parce que l'année passée moi aussi mon sac y'avait percé."

L'Oiseau prend donc cette taie et y met son ancien sac. Ceci fait, il remet ses ailes et ils retournent à leur cueillette.

Interstice #30

XXX.

ncore à ses débuts la soirée reçoit des enfants qui sont aussi jeunes qu’elle. Ce sont ceux pour qui la fête ne veut pas encore rien dire, sauf du plaisir et de la peur immédiate. Ils sont en marge des Habitants du Cœur de l’Halloween. Dans quelques années ils feront parti de ces Habitants, et puis quelques années plus tard on les expulsera à jamais.

Dans les rues les parents-guides me voient et attirent leurs enfants contre eux pour m’éviter. Je suis Noir, et dansent dans leurs imaginaires des Tueurs, des Kidnappeurs, des hommes qui avec des bonbons attirent les enfants dans leur voiture pour leur infliger des sévices indicibles. Je ne fais rien pour dissiper ces peurs, ce n’est pas à eux que j’ai affaire ce soir. Les petits agneaux, percevant l’attitude de leurs parents envers moi, et peu habitués à marcher dehors une fois la nuit tombée, ralentissent le pas quand ils sont à côté de moi, et me regardent avec de grands yeux. Quelques-uns uns me font des grimaces pour avoir moins peur, d’autres rient nerveusement. Moi je leur souris et je passe mon chemin. Ce n’est pas à eux non plus que j’ai affaire.

Pour des raisons que je ne comprends pas je n’ai pas de grands sentiments, malgré tout. C’est comme si cette somnolence au cimetière m’avait vidé, comme si un revenant s’était abreuvé de mon énergie vitale. C'est aussi que rien autour de moi ne semble manifester d'enthousiasme; seulement des enfants à qui on impose une fête, et des adultes qui ne comprennent pas pourquoi ils le font. Personne finalement n'aime cette fête. Ils la vivent par tradition, par habitude, et ils sont contents quand c'est terminé. Ils ne le font que pour les bonbons. Je vois sur les masques de caoutchouc les petits Made in China imprimés, et les chapeaux de sorcières sont tous fait à la machine, répliques synthétiques d'un stéréotype niais.

La célébration favorise la consommation. Les cultivateurs vendent leurs citrouilles, les centres commerciaux vendent leurs déguisements, les gens achètent et donnent des friandises. Tout ce qui se veut commercial tire profit de l'Halloween.


Là, ce concessionnaire automobile qui dans sa vitrine a collé des personnages citrouilles qui annoncent les taux d'intérêts peu élevés. Sur ce papier journal qui gît dans la rue je peux voir sous un dessin grossier représentant un fantôme que les sacs à ordures et les râteaux sont en solde. Sur cet emballage de bonbon qui traîne près d'une poubelle je peux lire les ingrédients. Et sur ce sac d'épicerie en plastique que je décroche d'une branche d'arbre, insulte suprême, ils ont osé imprimer leurs Dix Commandements:


1. Je porte des vêtements courts pour éviter de trébucher.


(Mais voyons… ça veut dire qu'on ne peut plus se déguiser en fantôme, ni en Dracula à longue cape, ni en curé. On ne doit pas ainsi handicaper son choix dès le départ.
)

2. Je porte des vêtements aux couleurs claires avec des bandes fluorescentes pour me rendre visible.


(Et le noir? ET LE NOIR? Ce n'est pas une couleur claire, mais il faut bien que quelqu'un en porte, non? Sinon, plus de vampires, plus de sorcières… Quant aux bandes fluorescentes, je ne vous dis pas…)


3. J'évite les masques. Je me maquille pour bien voir et entendre.


(J'évite les masques? Cet objet suprême, ce symbole de tout ce que nous ne sommes pas, et de tout ce que nous prétendons être?)

4. J'apporte une lampe de poche que j'allume pour mieux voir et me rendre plus visible.


(Ça, je veux bien. Une lampe de poche illuminée sous un menton maquillé, donne parfois de bons résultats. Et puis on peut l'éteindre si elle nous embête.)


5. J'informe mes parents de mon trajet et de l'heure de mon retour.


(Mais non! Il faut entretenir --- le temps d'une soirée --- l'illusion que c'est le Grand Départ, que la Soirée nous lancera vers notre Destin, et que jamais plus nous n'aurons besoin de nos parents, que jamais plus nous ne retournerons dans leur petite maison.)


6. Je sonne aux portes en groupe ou avec un adulte et j'attends toujours à l'extérieur des maisons.


(D'accord, je veux bien qu'on se donne cette consigne de base, mais pour mieux lui désobéir, et ainsi ressentir un frisson glorieux quand on entre dans la maison d'un inconnu, et qu'il nous fait patienter dans son portique pendant qu'il va chercher son plat de sous noires. Mais sans être accompagné par un adulte, bien entendu. C'est hors de question.)


7. Je parcours un seul côté de la rue à la fois et j'évite de traverser inutilement.


(Quels peureux vous êtes! C'est tellement palpitant de zigzaguer entre les maisons, une frénésie de récoltes et d'exploration.)


8. Je traverse les rues aux intersections et je respecte la signalisation routière.


(Ah, pauvres imbéciles, vos "intersections" et votre "signalisation" ne me touche pas, loin de moi vos lois et vos réglementations. Si je veux traverser sur une lumière rouge, en courant, les yeux bandés, en criant comme un fou, et bien je vais le faire, vous m'entendez! Laissez donc vos enfants vous amuser, et restez chez vous ce soir, laissez vos voitures meurtrières dans vos garages, ça ne vous fera pas de tort de marcher pour une soirée, ma gang de cochons obèses!)


9. Je refuse de m'approcher ou de monter dans un véhicule sans la permission de mes parents.


(Si je refuse, ce n'est pas parce que je n'ai pas la "permission de mes parents". C'est parce que certains "parents" sont aussi des désaxés, et qu'ils me veulent du mal. Je ne m'approche pas des véhicules, parce que c'est le bon sens, tout simplement.)


10. Je vérifie avec mes parents les friandises reçues pour être sûr de pouvoir les manger sans danger.


(Non mais pour quel genre d'imbéciles prenez-vous vos enfants? Ils sont capables de les vérifier tous seuls. Sortez de leurs basquettes, laissez-les vivre un peu.)


Décidément, tout ça est bien décourageant.


Cette fête lentement disparaît, le processus est déjà entamé. Je ne dois plus chercher la résonance de cet événement ailleurs qu'en moi.


Je m'accote sur une boîte à lettres rouge, je m'y laisse glisser, et m'assois par terre, fermant les yeux et cherchant dans mon esprit quelque chose qui me redonnera la force d'aller jusqu'au bout, jusqu'à minuit ce soir où commencera la Toussaint, et où je pourrai retourner dans le réceptacle de mon corps mortel, mon devoir accompli.


Les Morts marchent sur la Terre, mais ne laissent aucunes empreintes dans la boue. Pour eux l'Halloween représente un Renouvellement fantastique; c'est un flambeau devant leurs yeux clos. Mais l'interaction qui existait jadis a disparue. Les vivants ne croient plus aux fantômes. Les Morts marchent seuls, tentant de communiquer avec les vivants. Mais personne n'écoute! Personne n'écoute!

Alors ils gémissent autour de moi et me questionnent: "Toi qui nous accorde de ton attention, ne peux-tu pas leur expliquer le Bien qui pourrait découler d'un Échange Annuel, d'une collaboration entre Morts et Vivants? Comment ont-ils pu oublier si rapidement notre existence? Que doit-on faire pour raviver leur intérêt? Ne peux-tu pas leur expliquer à quel point ils nous ressemblent? À quel point la Barrière entre nous est mince, en particulier ce soir? Fais quelque chose!"

Mais pourquoi vous acharnez-vous sur moi? Ils ne m'écoutent pas davantage que vous. J'ai tout fait ce que je devais faire. Mais je ne peux tout faire exister par moi-même. Un effort collectif est nécessaire. J'ai essayé…


De longues secondes je reste là, écroulé contre la boîte, et je garde les yeux fermés. Je ne veux pas voir les humains inconscients, je ne veux pas voir les Morts désespérés et impuissants.


Les Uns et les Autres auraient tout à gagner de l'Halloween, mais l'entêtement de tous condamne à l'échec et l'appauvrissement. Des siècles de tradition réduits à néant. La Connaissance se perd et les gens la laissent partir sans même tenter de la retenir. Ils ne veulent pas connaître l'origine des choses, le passé "ne les concerne pas". Ce credo disant qu'il faut vivre dans le moment présent est une abomination. Pourquoi entasser sa Vie dans une si petite boîte? Il faut prendre toute la place disponible, s'étendre dans toutes les directions comme un nuage de vapeur, occuper Passé, Futur, Présent, sans distinction et tous à la fois.


"Oups, excuse-moi, je t'avais pas vu," j'entends sans comprendre. Quelqu'un qui passant près de moi m'a accroché. Je ne lève même pas la tête.


Les rues se sont remplies, je l'entends bien. Non plus que des jeunes enfants; tous ceux qui ont à participer ce soir sont maintenant présents. La Nuit est défiée, l'Air de la Nuit résonne d'activité comme en plein jour.


Sans regarder, sans lever la tête, j'écoute et je me mets à voir…


Cette cassure, cette décision de déambuler toute une soirée dans ce mois où l'Obscurité est de plus en plus longue, est là pour déjouer cette dualité éternelle qui semble suivre l'humanité partout. Non seulement la dualité du Jour et de la Nuit, mais aussi celle de la Vie et la Mort, de l'Été et de l'Hiver, du Passé et du Présent, du Visage et du Masque, du Bien et du Mal. Ce Soir, comme je le pensais plus tôt, peut dilater notre âme et la faire exister sans ces distinctions, sans ces discriminations. Bien sûr, peu de gens le font, peu d'individus en profitent. Dépendre de l'enthousiasme des autres est peine perdue. Il faut commencer par le faire individuellement et ensuite venir ajouter à cela chaque petite chose extérieure qui nous plaît.


Ayant déjà existé à pleine puissance --- je le comprends maintenant --- l'Halloween existera pour toujours, d'une façon ou d'une autre.


Je me relève, et au moment où j'ouvre les yeux une foule apparaît autour de moi.

Interstice #29

Interstice [hors-série]

XXIX.

Alors que je faisais cette brève communion avec moi-même, des milliers d’univers se préparaient pour la soirée.

Revenus de l’école les enfants ont voulu se débarrasser rapidement de la corvée du souper. Mais on ne change pas si facilement l’horaire établi; les mères et les pères protestent: "le souper n’est pas prêt… je viens juste d’arriver du travail… ta sœur est même pas revenue de l’école… laisse moi le temps… prend une collation en attendant." Mais ils n’en veulent pas de votre collation, ils ne veulent pas attendre, ils ne veulent même pas souper… ils en sont obligés. L’école terminée ils croyaient que l’attente aussi disparaîtrait, mais elle se poursuit encore, maintenant dans leur propre maison. C'est insoutenable.

Certains n’en peuvent plus et commencent tout de suite à se déguiser, exaspérant les parents avec leurs requêtes: "Où tu l’as mis le maquillage?" ou "Mon chapeau est où?".

D’autres enfants, plus résignés ou plus patients, s’assoient devant la télé et regardent des histoires. S’ils sont chanceux ils pourront voir des dessins animés qui ont l'Halloween pour thème.

Pendant leur repas la normalité et la banalité sont telles qu’ils sont remplis d’une étrange inquiétude… et si ce n’était pas vraiment l’Halloween? et si la soirée se révélait être comme toutes les autres? Ils n’ont cependant qu’à regarder par la fenêtre pour voir en ces feuilles mortes et en ces décorations la preuve du Dernier Jour d’Octobre.

Le repas terminé ils ne prennent pas de dessert, voulant se garder de la place pour tous les bonbons. "Laisse-moi respirer un peu," disent les mères et les pères, mais rien n’y fait; le mécanisme est en marche.

On fait mettre aux enfants des vêtements chauds sous leurs costumes, malgré les protestations. Bien sûr le costume est plus difficile à mettre (et moins parfait) à cause de ces gros chandails, à cause de ces bottes, mais là dessus les parents ne reculent pas.

"Y’annoncent de la neige," leur lance-t-on en guise de justification.

Ensuite on applique le maquillage. Les orbites noircis pour les petits mort-vivants, les joues rouges pour les princesses et les poupées, les cicatrices pour les pirates, les moustaches pour les policiers, les barbes pour les clochards, les larmes pour les pierrots, le visage vert pour les sorcières, blancs pour les vampires à la bouche ensanglantée, et le maquillage exubérant des petites filles déguisées en Grandes Dames.

Ensuite viennent les accessoires si importants: les épées pour les chevaliers, les haches pour les bourreaux, les biberons ou les suces pour les bébés, les oreilles pour les chiens, les nez pour les cochons, les lunettes pour les hommes d’affaire, les bouteilles pour les ivrognes, les baguettes pour les fées, les chapeaux et les pistolets pour les cowboys, les casques pour les astronautes, les masques et les palmes pour les hommes-grenouilles, les antennes des martiens, les croix pour les prêtres, les cannes pour les vieillards, les stéthoscopes pour les docteurs, les boulets des prisonniers, la faucille de la Mort.

Viennent finalement les choses dont les enfants se passeraient bien: les tirelires oranges pour recueillir des fonds pour des organismes humanitaires, dans certains cas aussi des lampes de poche, des recommandations verbales sur les mesures sécuritaires à suivre, et des parents plus inquiets prennent même des autocollants réflecteurs qu’ils collent sur les costumes pour qu’ils soient plus voyants, gâchant ainsi toute l’image d’authenticité que pouvait avoir le déguisement.

Entre temps le soleil s’est couché, ses lueurs orangées ont disparues, et les Arbres de la Nuit sont maîtres. Les parents ne peuvent plus retenir leurs enfants; avec nostalgie et inquiétude ils les laissent aller (ou s’ils sont encore jeunes partent avec eux, intrus non-costumés, qui même parfois commettent le sacrilège de les escorter en voiture).

Des milliers d’univers sortent de leurs maisons camouflées par leur costume, et je suis là avec les feuilles mortes pour les accueillir.

Interstice #28

XXVIII.

éfléchissant j’ai marché longtemps, accompagné par des meutes de feuilles mortes que le vent entraîne, et je me retrouve dans la vieille partie de cette ville. La mémoire me guide et je me rends à la grande église, une église authentique de pierre et de hauteur (contrairement à celle près de la CIL, laide, toute droite, faite de briques rougeâtres, contaminée qu'elle par la proximité de cette Abomination). À ses côtés un cimetière calme et invitant (malgré la turpitude moderne de ses pierres tombales de marbre rose poli). J’y entre et je m’y sens tout de suite à l’aise. Même ma cape noire et mes allures dramatiques ne font pas complètement intrusion dans ce petit coin de terrain.

Je marche lentement entre les tombes et je lis quelques inscriptions. Heureusement, il y a parmi ces tombes stériles quelques sépultures plus anciennes. Je relis les épitaphes plusieurs fois, lentement, et je tente de dire aux esprits de ces trépassés que cette nuit, s'ils le veulent, ils peuvent venir faire partie de notre monde, une autre fois.

L’après-midi est longue et mon moral se fait tout petit. J’ai hâte à la flamboyante soirée et je ne sais plus quoi faire de ces dernières heures de clarté.

Il n’y a pas de meilleur endroit où attendre qu’ici, adossé contre la façade froide de la seule et unique crypte, là où les policiers dans leur surveillance ennuyée ne s'inquiéteront pas de ma présence ténébreuse.

J’écoute le cri perçant d’un oiseau invisible, un messager de l’au-delà qui lance des avertissements: "Gare à vous, ce soir rôderont le Mal et ses Acolytes!"

Dans un excès d’énergie propre aux âmes épuisées, je lui crie: "Tant mieux, tant mieux oiseau de malheur, rien n’est plus propice à la richesse que la diversité!"

Il ne se tait pas. Moi si.

Je ferme les yeux et je dors un peu. Les squelettes enfouis m’entourent, me parlent, m’expliquent les facteurs précis qui en ce Jour rendent possible le Passage d’un État à l’autre, de Permanent à Temporaire et vice versa.

Ce n’est que graduellement que je réalise que je ne suis plus seul. Un jeune homme est assis devant une des vieilles tombes et sort plusieurs choses de son sac de cuir noir: un cahier et un crayon, un lecteur de cassettes portatif avec un haut-parleur pour aller avec, et finalement une bouteille de plastique qui --- je le vois à la grimace qu'il fait en prenant une gorgée --- contient de l’alcool transparent.

Alors qu’il installe son système de musique je m’approche, me disant qu’avec l’obscurité qui approche je vais l’effrayer. Il ne bronche pas, même quand je me trouve à côté de lui il ne se tourne pas vers moi. Écrite dans son cahier, je peux lire la phrase suivante: "D’une peur émerveillée ils passent à une peur calculée."

Et alors je comprends: ce jeune homme, c’est moi. C’est lui que je suis normalement, quand un Jour Commémoratif ne me transforme pas en être sombre et mystérieux. La Samhain, l’Halloween, m’a séparé en deux: ce jeune personnage triste et mélancolique qui va passer quelques moments d'ivresse solitaire dans un cimetière, et la Figure à la Cape Noire que je suis présentement, dont le but est de voir et d’attester de tout ce qui se produit aujourd’hui.

Quoique moi-même corporel, je suis invisible pour lui. Je m’assois donc juste à côté et --- devant tout voir --- je me regarde.

Rendu distrait par la bouteille d’Eau-de-vie Blanche, je connecte le walkman au haut-parleur. Je le positionne sur mon sac pour que le sol mouillé ne l’affecte pas et pour que la musique me semble sortir de la terre même, d’une caverne secrète remplie de petits êtres éternels.

Je mets une cassette dans la machine et je l’active. C’est une pièce grave et démente à la fois, un violon seul qui se démène, composé je crois par un jeune romantique dont le nom évoquait les païens, les "pagans" en anglais: Paganini. Le curé, s’il me surprenait avec cette musique, ne désapprouverait probablement pas, à moins de n’avoir aucune sensibilité à ce qui est en dehors du contemporain.

Écoutant cette musique que je connais par cœur sans en être tanné, j’écris, j’invente, j’improvise sur l’information que je tire des quelques mots qui sont inscrits sur cette pierre tombale.

En quelques minutes jaillit l’histoire d’un militaire qui, revenu de la guerre, blessé, amputé, va vivre avec sa sœur religieuse sortie du couvent pour s’occuper de lui. Leur relation silencieuse, sobre, mais qui persista jusqu’à leur mort. Et comment, à sa façon, le frère eut le cœur brisé quand sa sœur, la femme de sa vie, mourut encore jeune (54 ans). Il vécut jusqu’à 72 ans, un homme de peu de mots, dans un pensionnat quelconque, ne se rapprochant de personne.

J’ai maintenant atteint un état d’ivresse qui n’est guère propice à l’écriture. J’attends la fin de ce Caprice au violon et j’arrête la machine. J’y mets une autre cassette et j’appuie sur le bouton en remarquant le ciel noircissant.

Une musique sombre, une forte percussion, et une voie d’âme-en-peine que je reconnais: Tom Waits. J’écoute sa chanson comme si c’était la première fois, les yeux fixés sur le ciel derrière l’arbre (et les yeux fixés sur moi-même aussi).

"When I was a Boy,
the Moon was a Pearl,
the Sun a Yellow Gold.
When I was a Man,
the Wind blew cold
the Hills were upside down.
But now that I have gone from here
there’s no place I’d rather be
than to float my Chances on the Tide
back in the Good Old World.

On October’s Last
I’ll fly back Home
rolling down Winding Way.
Scarecrows are all dressed in rags
out at the edge of the field I lay
and all I’ve got’s a pocketful
of flowers on my grave.
Oh but Summer is gone,
I remember it best
back in the Good Old World.

All I’ve got’s a pocketful

of flowers on my grave.
Oh but Summer is gone,
I remember it best
back in
the Good Old World."

Une chanson qui te prend par le collet, et qui te dit: "Écoute-moi, c’est important." Les feuilles qui survivent encore en tremblent, et celles qui sont mortes et tombées bougent aussi, agitées par le vent. L’arbre plante ses branches dans le ciel et essaie de retenir le jour. Il fait maintenant assez noir pour que je passe complètement inaperçu.

Ce crépuscule est épais et il pèse sur nous. La chanson nous a bouleversés. Nous nous levons en même temps; j’attends qu’il remette ses affaires dans son sac, puis nous nous dirigeons côte à côte vers la sortie. En même temps nous franchissons l’enceinte de pierre et nous retrouvons Hors Cimetière. Là nous nous séparons pour l’instant… tous deux nous allons témoigner des événements de la nuit, mais moi je dois le faire seul, et pour l’Éternité.

Interstice #27