XXVII.

Sans le réaliser je me suis levé et j’ai marché longtemps dans ce Monde, et j’ai vu que malgré son unité il résonne de ses variations infinies.

Les occupations humaines… et mon état unique: le marcheur qui regarde.


Le temps avance, comme mes pas, mais néanmoins ce qui m’entoure est intemporel et dans le Néant résonne par la valeur de sa qualité temporaire.

Me voilà qui franchie les délimitations officielles d’une école polyvalente. C’est l’heure du dîner et les élèves sont actifs, alors je dois faire preuve de ruse pour ne pas être aperçu.

Avant de consacrer une partie de mon éternité à ce qui se déroule en dedans, je ferme les yeux et pense à ce qui existe ailleurs. Sans doute, quelque part dans le Monde Souterrain, les druides sont tombés de fatigue, le visage tâché de suie et les mains recouvertes de sang séché. Tout près, un chat roux a perdu sa dernière chaleur, et les premiers insectes s’infiltrent en lui par les orifices naturels.

Le lieu où je me trouve cogne sur mes yeux; je les ouvre, et ma conscience revient à l’immédiat.

Je longe les murs de briques et j’entre dans l’école par une sortie d’urgence. Un endroit bruyant, une énergie de foule constante qui irradie l'esprit; une personne âgée s’y sentirait mal. Par une fente dans la porte je regarde passer les étudiants. Ils s’en vont à l’auditorium pour un concours de costumes. J’aime l’énergie qui, ici aussi, bat et respire, mais l’idée d’un concours qui vient hiérarchiser l'intangible me répugne, alors je retourne à l’extérieur et marche dans les rues presque vides du jeudi après-midi.

Dans certaines maisons des enfants trop jeunes pour l’école s’impatientent et demandent quand ils pourront passer l’Halloween. Ils seraient déjà prêts à se costumer, mais les parents tempèrent leurs sauts d’enthousiasmes.

Dans un sous-sol un homme est seul, assis dans la pénombre, et il pense à son enfance et il aurait envie de courir dans les rues et de manger des friandises.

Une jeune fille triste, triste, un chagrin ayant atteint la maturité, émanant de ses yeux pochés et de sa bouche inquiète. Le temps d’un instant, alors que dans sa marche elle me frôle de sa manche, moi le grand monsieur vêtu et coiffé de noir, elle sourit et lève la tête du trottoir. Sur son bras un parapluie pend, inutile et agaçant.

Ma marche est comme ça, ponctuée des événements qui se déroulent autour de moi. Et la journée avance, et le moment de mon retour au sommeil approche.


* * *

Le vent se lève et je ferme les yeux, sentant sur mes joues, sur mes paupières, sur mes lèvres, le contact amical des petits Esprits de l'Air, enjoués et furtifs. Bleus… la fraîcheur de ce vent me dit que ces Esprits doivent être bleus. Ouvrant les yeux, j’envisage ce à quoi mon entourage ressemblerait si j’avais les yeux pour voir les quatre Éléments. Le Vent remplirait le monde comme un liquide, laissant derrière les petites traces éphémères de ses mouvements, rendant plus vivante cette ville que j’ai tantôt sentie si immobile.

Les grands vents m’ont toujours réconfortés; je n’ai jamais exactement compris pourquoi. Peut-être à cause de ces petits Esprits auxquels je songeais déjà, à d'autres époques de ma vie? Ou encore peut-être à cause de la jouissance physique que de tels moments apportent à tous mes gestes et perceptions? Parce que je suis ancré à la fois dans mon corps et dans mes rêveries? Peu importe la raison, il n’en demeure pas moins que de tels phénomènes éoliens m’impressionnent et se logent dans ma mémoire pour longtemps. C’est probablement la sensation la plus intense que je connaisse, avec la baignade; l'élément (l'Air ou l'Eau) m’entoure tout entier, sans me menacer d’aucune façon. Et le Toucher n’est pas le seul sens à en être stimulé. Le vent gronde dans l’Ouïe, venant s'amuser dans le petit labyrinthe des oreilles, entrant près du lobe et nous hypnotisant par sa masse sonore. Et les odeurs qu’ils nous transportent, ces Esprits, sont glorieuses et toujours surprenantes.

Oui, se faire Ami de tout ce qui Est, autant ce qui Vit que ce qui est Éternel. Cultiver ces amitiés malgré tout, malgré la non-réciprocité des sentiments, malgré l’absence d’un témoin perpétuel en cet Ami, ne s’occuper que d’entretenir des Liens avec le Monde pour que notre Âme soit Vive, Riche et Fertile.

Interstice #26

XXVI.

Renonçant momentanément à mon anonymat, je m'engage sur le trottoir d'un grand boulevard, voulant aller constater l'état des choses dans un centre commercial. En chemin, les gens me regardent rapidement, isolés dans leurs voitures. Je leur renvois leur indifférence.

Une fois rendu, je traverse le stationnement et franchis les portes vitrées.


À l'intérieur, c’est comme si l’Halloween était déjà finie. Pour eux c’est la période qui précède le Jour qui compte. Aujourd’hui (ou demain au plus tard) de jeunes étalagistes commenceront à ranger les guirlandes noires et oranges, les citrouilles de plastique, les masques de caoutchouc puants, les lampes de poche (qui sous des couverts de fête et d’amusement ne sont en fait que des instruments de "sécurité" décrétés par les autorités); on va aussi ranger les chandelles en forme de sorcières, les balais manufacturés expéditivement en usines, les haches et les épées de plastique vide, les perruques, les cassettes de bruits "effrayants", les fausses toiles d’araignées et les maquillages, et puis ils mettront toutes les friandises invendues dans un grand bac, où elles seront écoulées à rabais.

Lentement on commencera à installer les produits et les décorations de Noël. Déjà ils commencent à faire jouer de la musique de Noël, ne faisant plaisir à personne.

Voyant la musique comme autre chose qu’un aide-mémoire, je sors du magasin; voyant autre chose dans un stationnement qu’un simple espace de rangement pour les voitures, je quitte le centre commercial; voyant autre chose dans les nuages que des préliminaires de mauvais temps, je m’éloigne de ces gens préoccupés et je vais m’asseoir dans un parc.

Le quartier est calme. Les enfants sont à l’école, et une grande partie des adultes sont au travail. Je vois une mère et sa petite fille près de la glissade, mais elles ne savent pas que je suis là. Je ne vois personne d’autre. À mes yeux, la ville paisible qui m’entoure est profonde et résonante. Le ciel gris dissémine une luminosité pure et neutre, détachant clairement cette balançoire de cette herbe, cette clôture de cet arbre, ce banc de cette poubelle. Tout me semble statique et bien défini. Cette femme qui attrape sa petite fille au bas de la glissade me touche personnellement, elle est compagne de mon humanité, elle est noble, justifiée. Les troncs des arbres gris viennent ponctuer le décor de ces maisons diverses. La richesse de cette géographie, de cette architecture, de la disposition des jeux dans le parc… mon cœur n’est en ce moment qu’une seule chose: Conscience du Monde. L'observation complète, l’appréciation totale. Je vois la forêt qui poussait ici il y a quelques siècles; l’océan qui y grommelait il y a des millions d'années… les nouveaux développements immobiliers et commerciaux qui un jour remplaceront le parc… tout est autour de moi, espace et temps, circonférence fabuleuse. Je suis dans un état que je ne peux appeler que visionnaire. C'est ma raison de vivre.

À regarder ou à peser les choses dans mon esprit, j’en viens à être intéressé par tout, à passer de longs moments de réflexion devant chaque chose. Des contemplations qui sont autant imaginations que déductions qu’hallucinations que visions.

Une voiture dans l’entrée de cette maison grise. Le coffre est ouvert, les clés dans la serrure, la porte de la maison se referme doucement. Je prédis alors la venue d’une personne qui sortira de la maison, se rendra jusqu’à la voiture, prendra le dernier sac d’épicerie, refermera avec difficulté le coffre, et avec la main libre retirera les clés. Quelques secondes s’écoulent et je vois ce que je viens de concevoir, auquel la réalité a ajouté une précision: la personne est un homme à casquette dans la cinquantaine.

Une citrouille géante plane au-dessus du Monde, et mon regard va jusqu’au bout de la Terre.

Interstice #25

XXV.

e faisant que commencer, le jour est tranquille et presque normal. Les gens se lèvent, se lavent, s’habillent, mangent, boivent un café, et partent pour le travail. Certains vont même travailler à la CIL, qui pour eux n'est qu'une usine d'explosifs et de solvants à peinture.

Les uns après les autres les habitants de la ville défilent devant mes yeux. Je me colle à leurs fenêtres et je tente de discerner dans leurs faits et gestes les traces d’une conscience du Jour Présent. Je n’en vois que chez les enfants. Certains mettent déjà leur costume pour une journée d’école masquée. D’autres regardent leur déguisement et ont hâte à la fin de l’école pour pouvoir les enfiler et déambuler.

Dans les yeux de cet enfant c’est la confusion que je vois. Son rêve ayant été percutant, il se réveille et se demande ce que ce costume de magicien fait sur sa chaise. Il ne comprend pas pourquoi ce matin n’est pas comme tous les autres matins. Il se demande ce qu’il a fait avant de se coucher, pour pouvoir expliquer l’origine de ce costume. Ce n’est que lorsqu’il finit par sortir de sa chambre et qu’il entend ses deux sœurs dire le mot citrouille que ça lui revient. Il est alors enchanté d’avoir débuté sa journée de façon si mystique.

D’autres, adolescents, voient partout les traces d’une fête qui leur est maintenant refusée. Un sourire narquois est ce matin leur réponse à tout.

Un corbeau qui par chance s’est posé sur le balcon d’une famille encore endormie picosse librement la chair exposée de la bouche d’une citrouille. Il me voit et s’envole, une graine dans le bec.

Les rares personnes qui me voient aller d’une cachette à l’autre éclatent de rire, et trouve que je suis "un Halloween zélé" (cette drôle de manie de désigner du même nom la fête et ceux qui la célèbre).

La plupart des célébrants n’ont pas encore arboré ni leur costume, ni l’état d’esprit dans lequel ils le porteront. Ils s’efforcent même de ne pas trop y penser tout de suite pour ne pas gaspiller leur réserve d’enthousiasme.

D’autres (mes préférés) ne peuvent s’empêcher d’y penser, ne voudraient pas penser à autre chose, et déplorent la courte portion de la journée que l’on consacre à la Fête. Ils aimeraient un grand déploiement généralisé, un réel carnaval du sinistre et du visionnaire (car ils comprennent que l’on confond trop souvent "effroi" et "acuité de perception").

Près des écoles le défilé est grandiose. À cause de ceux qui sont déguisés, certes, mais surtout à cause de ce que l’occasion installe entre tous. Les écoliers sourient intensément ou froncent les sourcils intensément; ils jubilent ou ils se découragent. Aujourd'hui, ils sont tous intéressés par le Monde, ils observent avec attention et ils ont hâte de voir ce que les heures vont offrir d’inusité. C’est un jour où l’on ne peut rien prévoir.

Même certains travailleurs en sont distraits. Ils pensent à la réception qu’ils devront donner aux enfants, le soir venu, et au travail que ça implique; ou peut-être pensent-ils à la fête costumée à laquelle ils iront ce soir même, ou dans les prochains jours (étant donné qu'aujourd'hui est un jour de semaine); ils y trouvent un certain charme pittoresque, un certain dépit, une certaine indifférence.

Mais ces adultes, peu importe leurs opinions sur le sujet, ne prennent pas la célébration au sérieux, sauf peut-être ces gens religieux qui y voient quelque chose de profondément offensant. Comme cette vieille dame que je vois dans sa fenêtre, une femme qui a perdue sa beauté mais qui est devenue une Géante de Personnalité, ce qui lui confère une beauté toute autre. Poussant de sa main son rideau de dentelle elle regarde par la fenêtre, aperçoit les écoliers costumés, et secoue la tête en signe de négation. Elle voit en l’Halloween une Fête laide et ridiculement moderne. Elle pense à l’argent gaspillé en décorations, en costumes, en friandises. Elle se dit que les gens d’aujourd’hui, dégénérés et corrompus, ont besoin d’une Fête Sale avant d’arriver à la Fête Pure qu’est Noël. Et puis elle trouve que ça n'a pas de bon sens de faire défiler des petits enfants par un froid pareil. Mais par-dessus tout je crois que c’est l’anonymat sous-jacent de l’Halloween qu’elle déteste le plus… que cette fête, contrairement à toutes les autres, n’ait pas comme but premier et comme conséquence manifeste de réunir les familles. Et ce soir, comme elle sera en colère, quand de parfaits inconnus viendront sonner chez elle, même si elle ferme toutes les lumières, même si son balcon est dénué de citrouille…

D’autres ne sont pas du tout affectés. En marchant vers leur voiture ils remarquent les décorations des voisins et ça ne signifie rien pour eux. Ils s’interrogent sur les motivations des gens, ne comprennent pas ce détour dans l’alignement des jours. Si résignés, si abattus sont-ils, qu’ils jugent toutes les fêtes comme superflues et nuisibles. Le plaisir est depuis longtemps sorti de leur vie, sauf sous la forme de désirs interchangeables et indéfinis.

Dans cette petite école les enfants sont maintenant assis dans leur classe, et ils rient de se voir tous déguisés. Les professeurs, déguisés eux aussi, en font quelques commentaires, et une petite dame de dix ans costumée en lapin se demande comment elle va faire pour être attentive durant les cours.

Dans cette même classe, deux frères jumeaux ont des émois complètement différents. Le premier, déguisé en policier, regarde sa voisine danseuse du ventre et a une réaction puissamment sexuelle face à ces mollets voilés, ce dos tout de courbes; l’autre, déguisé en squelette, regarde sa classe en entier, et se demande curieusement si la nature des choses est changée à jamais, si les déguisements qu’ils portent aujourd’hui viennent fixer leur personnalité à jamais.

La petite danseuse du ventre, elle, pense à ce que sa mère a dit quand sa tante a proposé qu’elle se déguise ainsi: "Tu trouves que c’est un bon déguisement pour une fille de son âge?". Elle ne comprend pas ce que l'âge a à voir avec le déguisement que l'on choisit.

Un jeune vieillard a vu le coin de mon chapeau. Il le fait savoir et toute la classe se précipite à la fenêtre, juste à temps pour voir ma cape voler vers l’éloignement. Je dois aller voir ailleurs si j'y suis.

Interstice #24

XXIV.

Il vient tout juste de lancer la torche rouge que je voyais d’en bas. La flamme continue de brûler dans le tourbillon de sa chute, jusqu’à ce qu’elle arrive au sol où elle s’éteint dans une fulmination d’étincelles. La voix lointaine de l'Esprit du Feu parvient à mes oreilles: "Non! Non Seigneur! Vous aviez promis!"

Il sourit et balaie les protestations de la main.

"Finalement," me dit le Seigneur des Morts, "tu es ici, Glorieux et Victorieux."

Je lui réponds sans hésiter: "Je n’ai pas de gloire, et je n’ai rien vaincu."

"Pourtant, peu après le coucher du soleil, tu courrais les rues et y imprimais partout ton sourire," me dit Mort en haussant les sourcils.

"Peut-être, peut-être, mais vous venez de le dire: la nuit débutait à peine. La substance de mon cerveau n'avait imbibée qu'une toute petite goutte d’obscurité."

"Comment expliquer le mouvement de pendule de ton enthousiasme?"

"Je ne l’explique pas, et n'ai pas à le faire. Je ressens et agis selon ce que je suis."

Il s’approche et s’installe à mes côtés, dans la même position que moi, les mains sur le parapet et les yeux vers l’ouest bleu-noir.

"Aucune amertume? Pas de rancune?" me demande-t-il.

"Pas du tout. Le chien meurtrier, les spectres matelots, les créatures de vos cavernes, les druides… eux aussi agissent selon ce qu’ils sont."

"Qu’aimes-tu donc de l’Halloween, le Jour où je suis célébré?"

"Ce que j'aime de ce jour? L’intensité… l’Halloween a une saveur d’intensité."

"Ah, Fils de l’Obscurité, je te connais mal mais je suis fier de toi. Ce soir, tous tes actes étaient remplis de vénération pour moi. Tu as été mon adorateur le plus fidèle. Allez, montons."

Choisissant de ne rien dire, je le suis. Marchant lentement, nous entrons et passons à la Tour la plus étroite, et de là nous montons jusque dans la cabine qui est étrangement vide. Je devine que le Soleil s'est levé de l’autre côté du mur.

D’une poigne de fer le Seigneur me prend par l’épaule et m’attire vers la porte.

"Mais," me dit-il, "toute impressionnante qu'ait pu être ta fidélité, tu as commis de grave sacrilèges envers la Machine où nous sommes."

Et là, d’un geste sidéral, rapide, il ouvre la porte et m’y pousse en se mettant à l'abri. Je tombe sur le balcon, ébloui par la lumière. Quand j’ouvre enfin les yeux je vois son visage dissimulé dans l’obscurité de la cabine et c'est la surprise qui domine son expression.

"Tu ne te volatilise pas…" dit-il d'une voix sans âme.

"Vous croyiez en mon appartenance exclusive à la nuit? Vous vouliez que ce soit le Soleil qui me fasse disparaître? Vous le croyiez mon ennemi?"

Sur son visage, a surprise fait place à la rage.

"Si tu n’es pas l’un des nôtres, de quel droit t’infiltres-tu si profondément ici, dans le Royaume des Morts? Si le Soleil ne te tue pas c’est que tu es humain, et non un être Hors Nature… ici les humains sont inconséquents, ils sont des parasites ignorés. Retourne d’où tu viens, va badiner où tes jeux enfantins ne perturberont personne."

Leste et vif, je me relève et me dirige vers lui. Je l'agrippe par son large vêtement et le traîne vers le balcon extérieur. Me laissant tomber sur le dos je plante mes pieds sur sa poitrine et puis je le projette vers l’arrière, vers le vide, par-dessus la rampe.

Face tournée vers le ciel, les membres étendus, il chute. À mi-chemin entre moi et le sol, je vois sa poitrine éclater et se déployer en de nombreux filaments, ténus et arachnéens, qui s'étendent magistralement au-dessus du domaine des deux Cités Sœurs, comme si en dernier recours le Seigneur tentait de s'accrocher, ou d'étendre son emprise mortifère.

L’impact est rude, la cheminée le percutant au milieu du dos, étouffant les implorations de l'Esprit du Feu, qui continuait de crier: "Seigneur! Seigneur!".

Le Seigneur des Morts s’embrase et puis commence à s'estomper, la toile géante de ses filaments persistant quelques secondes au-dessus de l’Usine, des cheminées, de la Rivière, des maisons endormies, de toute la Vallée des Riches-Lieux, puis s’estompant peu à peu jusqu’à devenir invisible.

Le Soleil brille sur moi, accusateur ou gratifiant, je ne sais trop. Comment savoir ce qu’il pense, cet astre… il brille toujours avec la même puissance, même quand les nuages le cachent pour essayer de nous convaincre du contraire.

Moi, tout en haut de la Tour, je profite de la sécurité de cette solitude pour rassembler mes pensées. Les condenser jusqu’à ce qu’elles soient denses comme une pierre, pour que je puisse briser des fenêtres avec.

Je me prépare, après la Nuit de l’Halloween, pour son Jour, où les Humains succéderont aux Esprits en tant que Rois… et Maîtres.

Sous la Lune j’ai affronté la Cité des Morts, sous le Soleil j’embrasserai la Cité de la Vie.

En route, pour la moitié claire d’Ellivret Sam.

Interstice #23

XXIII.

C’est une Tour composite en fait, deux tours jumelées, la première trapue et massive (arborant la torche à son sommet), l’autre plus haute et plus étroite. Il y a une cabine au sommet de cette dernière, et c’est mon objectif pour l'instant.

Quelque part tout près, une machine produit une explosion qui retentit dans toute la Vallée des Riches-Lieux.

Je le prends comme un signal. Résolument je marche vers la base de la Tour. La porte est déjà ouverte, m’attendant elle aussi. Sans peur, j’entre dans l’obscurité. Quelques petits esprits sans substance détalent en me voyant.

Dense et massive, la structure architecturale de l’endroit s’impose à mon esprit. Les pierres sont usées et arrondies, mais taillées et imbriquées à la perfection. Les araignées et les mille-pattes sont innombrables, mais difficiles à distinguer des nombreux petits dessins individuels qui recouvrent le plancher et les murs, sans doute laissés par ceux qui avant moi sont passés ici. Vaguement envoûté, je les regarde, essaie de les comprendre.

Je fixe les petits glyphes sans cligner; lentement ils s’animent, se mettent à bouger parmi les arachnides et les scolopendres, et bientôt semblent même se détacher de la pierre et survoler les bestioles. Je m’applique, et dans la concentration m’égare. La Nuit, fidèle, ne tient pas compte de mes pertes de temps, et persiste. Mais le fera-t-elle longtemps?

Je me secoue. Mes tentatives de sagacité sont inutiles. C’est en haut que je dois aller.

Encore un peu confus par l’emprise persistante des dessins, je gravis l’échelle qui est fixée au mur, parviens à un petit balcon, et de là peux accéder à une porte qui me ramène dehors, à quelques mètres au dessus du sol.

J’ai devant moi le grand escalier qui ceinture la Tour, spirale qui s’élève jusqu’au sommet.

Mon esprit retrouvant enfin sa limpidité, j’entame l’ascension.

En altitude, le vent est plus puissant, plus éloquent de voix imaginaires ou spectrales.

Tout en montant, je pense à ce qui pourrait être la table des matières de ma nuit: pour commencer, la Rivière; puis, la Ville de la rive d’en face; ensuite, le pont ferroviaire pour retraverser la Rivière; près du pont, la maison de pierre où se balance mon ami le Pendu; puis, la nage, les bateaux et la découverte du chat; le portant, j'ai ensuite traversé la ville asservie par l’Usine, sa jumelle; et finalement, à l’intérieur des clôtures cruelles de la CIL, les lieues et les lieues de machines, d’herbe, de collines, de champ et de forêt où règne le Néant.

Tandis qu’en montant je pense à ces étapes concrètes de ma trajectoire, je sens en moi celles ¾ plus immatérielles ¾ du spectre de mes pensées: la jubilation au début de la soirée, l’observation en la marche, la confrontation avec les bateaux, la lamentation du chat, la détermination à l’enterrer, la fatigue du retour à la surface, et finalement la résignation à aller jusqu’en haut de la Tour.

Avec le vent qui agite ma cape et la fait claquer, je retrouve une certaine détermination, et la douleur quitte mes jambes qui montent et montent. Je cesse de regarder ce qui s’étend sous moi; je dois me concentrer sur le Haut et ce qui va se présenter à moi.

Quelque part, dans la moitié d’Ellivret Sam que j’aime, la moitié vivante, un chien hurle. Et moi, distrait par ce cri de désespoir, j’arrive au dernier pallier sans m’en rendre compte. Le cri semble avoir convoqué l’aube; au loin, derrière la Montagne, la masse céleste se transforme graduellement en une matière plus claire.

"Nous n’avons plus besoin de cela, n’est-ce pas, Fils de la Noirceur?" dit-on derrière moi. Je me retourne pour voir quelqu’un de squelettique et ridé, n’étant explicitement ni homme ni femme. Le Seigneur des Morts.

Interstice #22

XXII.

Ça me prend une bonne minute avant de réaliser que je suis debout, que je respire avec jouissance, que je vois autre chose que de l’obscurité. Je penche la tête et baisse les yeux sur mon corps. Je suis sale et usé comme un mineur. Je relève la tête.



Je suis sur le Territoire de l’immonde CIL, près d’un petit coin boisé. Comme au Moyen Âge les Seigneurs se réservaient un grand territoire où eux seuls avaient accès, cette Usine détient une seigneurie immense, qui contient plus de forêt que la ville qui la voisine. En fait, cette Usine et cette Ville appelée Ellivret Sam sont jumelles, deux petites cités.

La CIL est la Cité de la Mort.

Ellivret Sam est la Cité de la Vie.



Des hautes cheminées sort de la fumée rendue blanchâtre et lumineuse par les ampoules puissantes qui l’éclairent d’en dessous. Oui, ces ampoules, cette lumière artificielle, cette fumée-nuage, ces spirales enroulées autour des cheminées, donnent à l’Usine une fausse Beauté.



Tout en haut d’une autre cheminée danse une flamme salamandrine et impie, petit Esprit du Feu à qui je demande: "D’où tires-tu ta vie, petite chandelle?"

La flamme se trémousse, tourne ses yeux de cobalt vers moi, des lueurs smaragdines émanant de ses cheveux de feu.

"T’occupes pas de ça… le Bûcher où riffaudent les animaux du Seigneur des Morts m’alimentera pour bien des lustres."

Le feu follet poursuit sa danse un peu puis s’arrête, tourne encore la tête vers moi, ses mains sur le rebord de la cheminée.

"Tu ne sortiras plus d’ici alors va voir le Seigneur, tout en haut de la Tour."

Il s’enfonce dans l’orifice en riant, puis avec la brise qui tout à coup se lève il ressort plus grand, maintes fois plus brûlant. Derrière lui je vois la Tour, celle qui gouverne tout ce que je vois. Une torche solitaire brûle tout en haut, comme un œil rouge qui m’attend.


Interstice #21

XXI. (La Cinquième Caverne)

endant que j’avance je perds la notion du temps.

Le silence et mon chat me ramènent à moi-même. J’oublie un peu ce qui vient de se passer, mais ces trois mots, Seigneur des Morts, font écho dans les tunnels où je rampe.

Le couloir incline un peu vers le haut, et puis tourne. Je dois alors escalader une paroi, et m’embarquer dans un autre tunnel en serpentin. Ma progression s’effectue dans un environnement de plus en plus irrégulier.

La caverne où je me retrouve cette fois-ci n’est en fait rien de plus qu’une grande cavité dans le tunnel. J’y entre et me couche, mon dos absorbant la stabilité et le froid de la terre. Tout ici est parfaitement calme. Pas de bruits de machines, pas de chants ou de musique, pas de vibrations, pas de feu, pas de mouvement. Seulement de la terre, de l’humidité et de la pierre, tout autour de moi.

Courbé, épuisé, fatigué comme je le suis, j’aimerais m’endormir ici et y rester pour des années, hibernant comme certains animaux le font. Mais cette idée m’attriste aussi, car alors j'aurais laissé mes ennemis m’affecter de façon significative. Je ne vais pas les laisser avoir ce genre d’influence sur moi.


Cet endroit sera le lieu de repos éternel du chat, et non le mien.

Je le dépose, de plus en plus raide, et avec mes doigts je me mets à creuser dans cette terre presque glaise. C’est difficile mais c’est bon de creuser, un geste simple et complet. Je fais de mes doigts des crochets qui s’enfoncent, des pelles qui retirent les roches --- petites comme grosses --- de la terre, comme je le ferais pour une épine dans la patte d’un lapin. Mes doigts se mettent à saigner, mes ongles craquent, la terre s’infiltre dans les plaies de mes mains, mais je suis tout de même vainqueur car le trou s'agrandit. Les vers de la Terre que je vois, je les prends doucement dans le fond de ma paume et je leur présente leur nouvel ami.


Lombrics et autres habitants de la Terre, voici mon ami le chat que je vais déposer bien humblement dans votre dense Manoir Souterrain. Il vous nourrira de sa chair, vous protégera avec ses os, et partagera avec vous la richesse de sa vie interrompue.

Ensuite je dépose ces vers dans le tas de terre qui grandit au fur et à mesure que je creuse.


Mes mains, mes bras, sont engourdis par le froid et la douleur, mais enfin le trou a atteint des proportions qui suffiront au confort et à la permanence d’un repos de Mort.


Je prends le beau, le doux corps du chat, et j’enfouis mon nez dans son poil une dernière fois, douceur pour ma peau tout autant que pour mon odorat. Les yeux fermés je respire un bon coup, mes narines prennent de l’expansion, et je suis alors assailli par une succession lumineuse d’images de sa vie, existence active et enjouée, remplie comme elles le sont rarement: il aimait manger et dormir, il poursuivait les mulots, il montait aux arbres, il passait ses nuits dehors à explorer les terrains environnants.


Ne voulant conserver que cette odeur de Vie, je le dépose en terre avant que ne m’atteigne l’odeur de Mort. Je place sa queue en courbe sous ses pattes, je flatte son dur petit corps une fois de plus, laissant mon sang malencontreux sur sa fourrure, puis je dépose la première poignée de terre sur lui.


Quand je dois finalement recouvrir sa tête, je m’arrête presque, c’est presque assez douloureux pour que je coure loin d’ici, laissant inachevée cette tâche difficile. Puis je me ressaisis et la douleur s’estompe, ne laissant qu’une tendre tristesse.

Je ne le vois plus. Il est dans le sol. Je laisse tomber quelques gouttes de sang sur sa tombe, en guise de dernière offrande, puis je piétine sa tombe pour qu’il soit difficile pour un quelconque animal charognard de venir le déterrer. Ça m’est pénible de faire cela; j’enfonce un peu dans la terre et j’imagine mon poids l’écraser, briser ses petites côtes rendues encore plus fragiles par la Mort.


Ce n’est pas par affront que je marche sur toi, mon chat, mais par respect.

Pendant de longues minutes je reste assis devant la sépulture. J’ai déjà de la difficulté à concevoir qu’il soit là, même si je ne le vois pas.

Maintenant seul, mon devoir accompli, je suis trop sensible à la restriction de la Terre qui m’entoure, me surplombe, me domine, et je sens la pointe d’une claustrophobie. J’aurais envie de pousser contre ces parois pour me retrouver sous la lune et les nuages et les étoiles.



Je sors de la cavité et je rampe rapidement vers l’avant, mon impatience me donnant chaud. Je sens maintenant une brise, l’Haleine de l’Automne, qui m’attire gentiment vers la sérénité. La distance à parcourir avant de me retrouver dehors n’est plus importante, je m’y sens déjà.

Interstice #20

XX. (La Quatrième Caverne)

ans les profondeurs je m’enfonce toujours. Je dérange une taupe et, apeurée, elle me laisse la trace de ses dents dans la main. Mes genoux sont trempés. Mais mon chat est aussi intact que la mort l’a laissé; l’impact de la voiture, le grignotement du chien, auront été les derniers outrages portés à sa personne.

À mesure que je m’éloigne du cœur de la Machine, et que les vibrations mécaniques faiblissent, je me mets à percevoir des voix humaines qui chantent à l’unisson. L’appréhension s’installe en moi mais je n’ai d’autre choix que de continuer. Bientôt les vibrations recommencent, cette fois sourdes et entraînantes… la danse des tambours. La lueur qui sort de la caverne que je vois au loin est puissante, je dirais même qu’elle sera aveuglante à mes yeux d’obscurité quand je serai plus près.

M’approchant, j’entends:

"Mes sœurs, mes frères, l’Ennemi annoncé approche. Soyez indulgents; nous avons plus de discernement que ces Esprits de petites envergures à qui il a ravi la Pointe. Il se repaît lui aussi de l’Obscurité, et fait lui aussi de cette Nuit une Célébration. Laissons-le aller comme bon lui semble, dans la mesure où il ne fait pas obstruction à notre Cérémonie."

Je fais comme si je n’avais rien entendu et je continue de ramper vers l’avant. Quand j’arrive à la caverne j’y entre sans hésiter et me relève, mon grand corps bien droit.

J’ai devant moi une vingtaine de figures druidiques, vêtues de grandes tuniques sombres et flottantes, toutes rassemblées autour du bûcher qui flambe au milieu de cette caverne géante. Certains de ces druides sont accroupis, en sanglots, les yeux tournés vers le feu. D’autres, debout, me regardent avec curiosité, me font un petit signe de tête en guise de bienvenue. Ils observent cette grande silhouette que je suis, sombre mais rendue vulnérable par ce qu’elle porte dans ses bras: le corps fragile d’un petit animal mort.

Quelques druides, par contre, ne s’occupent pas de moi, occupés qu’ils sont à retenir d’imposantes créatures inconnues sous une grande toile épaisse, comme pour les garder cachées en raison de ma présence.

"Vous êtes le bienvenu, mais n’intervenez pas," me dit un homme, dont je reconnais la voix comme étant celle de celui qui a parlé avant que je n'arrive.

"Allez-y," dit-il à ses compagnons. Ils retirent alors les toiles, découvrant deux chevaux, luisants de sueur.

De chaque côté du feu, me semblant être en parfait synchronisme, en parfaite symétrie, les druides tirent sur les brides et positionnent les chevaux en des endroits précis sur des dalles de pierre recouvertes de symboles. De la paille fraîche est amenée aux bêtes, qu’ils mangent avec nervosité mais délectation.

Près de chacun des deux chevaux s’avancent maintenant des figures vêtues de rouge.

"Comme les Fléaux et la Maladie
nous nous approchons lentement
de nos victimes."

De la grande manche qui recouvre leur bras droit, sort une main tenant un poignard luisant. Mon cœur se glace, mais je ne peux rien faire.

"Comme la Mort
nous agissons sans Haine
mais utilisons
les Outils de la Haine.

Mais
nous sommes meilleurs
que la Mort,
nos Choisis sont avertis
par cette prière;
nous leur offrons notre respect
par cette prière;
nous nous excusons
par cette prière.

Nous ne tuons par aveuglément,
car la Mort nous horrifie.
C’est pourquoi
cet Hommage à nos Morts
est souillé par le Meurtre,
petite goutte de poison
dans la chope de ce Jour,
car nous voulons qu’à jamais
la Mort nous horrifie.

Qu’à jamais nous tenions
la main de l’Astre de Vie
avec passion,
tout notre Être
et tout notre Amour."

Trop rapidement pour que les bêtes puissent réagir, ils appuient leurs lames sur les deux cous des deux chevaux et coupent profondément dans la peau, les muscles, les tendons. Le sang gicle, les chevaux hennissent à m’en briser le cœur, se lèvent sur leurs pattes de derrière.

Quel spectacle horrifiant que de les voir, s’élevant en réaction à la douleur, des taches rouges de sang et des flammes jaunes de feu leur caressant tous deux la peau.

L’un des deux chevaux tombe à la renverse, étourdi par la perte de sang. La chute est lente; le choc est horrible. J’entends les os de son dos se fracasser. Ses pattes arrières sont prises de spasmes, et l’animal n’est plus capable que de produire de longs soupirs qui mugissent non plus de douleur mais d’indignation, de peur et de confusion. Je serre mon ami le chat un peu plus fort.

Pendant que je regardais la mort du cheval de droite, celle du cheval de gauche éclatait en grande pompe.

Soupçonnant sa perte, ses peurs naturelles oubliées, il s’est élancé tout droit. Ses sabots ont piétiné les tisons, il a traversé le feu sans le voir. Courant, courant, il libère ce qu’il lui reste de vie en une tragique et incroyable éruption. Les druides le regardent avec vénération, certains lui offrant de petites prières individuelles. L’un d’eux s'écroule, le crâne fracassé par un coup de sabot, ce qu’ils ont l’air d’accepter avec résignation, avec indifférence même.

Après quelques minutes, le sang sortant de sa plaie à chaque battement de cœur, le cheval ralentit sa course, s’arrête, essoufflé et confus, ses grands yeux nerveux regardant autour, et doucement ses dernières forces le quittent et il s’étend. Sa mort est lente, graduelle, pleine d’efforts, ne nous donnant aucune indication du moment précis où il succombe (si moment précis il y a).

Alors que pendant de longues minutes j’observe le corps massif et musclé de cet animal, les druides se préparent à un autre sacrifice rituel. Les deux druides vêtus de rouge sanglotent sans pouvoir se contrôler, et sont remplacés par deux autres, ceux-là vêtus de gris, qui s’approchent du feu avec un sac grouillant dans les mains.

"Notre Violence nous dégoûte
la Mort nous horrifie
c’est pour lutter contre
le Seigneur des Morts
que nous agissons ainsi."

Ils ouvrent les sacs et en sortent chacun un chat, un noir et un blanc. Ils les tiennent par la peau du cou, ces pauvres chats paralysés. Je m’avance vers eux et je crie: "Non!"
Je ne peux pas accepter ce que je vois. On se précipite sur moi, on me retient, on me réprimande.

"Non, tu ne peux pas sacrifier un chat qui est déjà mort," disent-ils en voyant ce que je tiens, croyant que je veux jeter mon chat mort dans le feu.

Les deux druides qui tiennent les chats n’ont pas bougé, et poursuivent leur geste.

"C’est pour lutter contre
le Seigneur des Morts
que nous agissons ainsi."

Le chat blanc miaule, une seule fois, avant d’aller rejoindre son frère noir dans les braises. Ils sont projetés si fort dans le bûcher qu’ils n’ont même plus la force d’en sortir.

Moi je m’écroule, le visage en larmes, n’ayant jamais été aussi près de la brisure. Je ne peux même plus bouger. Derrière moi quelqu’un tente de me réconforter. "Laisse-moi te raconter la Légende du Seigneur Noir et de son Ascendance au Trône des Morts…"

À ce moment je trouve la force (ou plutôt le moyen) de me lever et de courir avec mon chat. Je ne veux pas entendre cette histoire, non, non, jamais je ne pourrai accepter ce qu’ils viennent de me faire, la souffrance que j’ai, et aussi celle dont j'ai été témoin. Leurs larmes et leurs fables m’étouffent. À travers les gens je me fraie un chemin, à travers mes yeux mouillés je vois la sortie.

Interstice #19

XIX. (La Troisième Caverne)

ette fois, je dois ramper plus longtemps. J’ai mal partout. J’ai des crampes dans la mâchoire à force de soutenir le poids du chat dans ma cape, et le devant de mes tibias me fait souffrir. Malgré tout, cette sensation de ne pas appartenir à ce corps de douleur demeure, et je progresse sans en être réellement ralenti.

Au fil des cavités, des ruissellements, des cadavres de rats, des aspérités, le son d’une machine titanesque se fait de plus en plus fort. Un bruit malsain qui irrite les tympans. J’arrive enfin à l’origine de ce bruit et je débouche dans cette caverne. À peine sorti, me voilà menacé par de nombreux engrenages en pleine action, ce qui m’oblige à anticiper leurs mouvements pour aller me mettre à l’abri. Je me sens comme un lutin déambulant dans les mécanismes d’une locomotive en marche.

De l’autre côté de la caverne, je me réfugie dans un creux dans le mur et j’observe la machine pour voir ce que j’en comprends, tout en berçant mon petit animal. J’ai l’impression que dans mes bras il grelotte, comme terrifié à l’idée que je le laisse ici. Moi-même entraîné par la berceuse infernale que fait l’engin, j’ai une idée fulgurante: détruire cette machine…

J’en reste figé quelques instants, enchanté par mes fantasmes de sabotage. Malheureusement, malheureusement, je n’ai rien pour entraver les mécanismes. Je n’ai que mon propre corps… je serais broyé mais ça ruinerait le bon fonctionnement de cette abomination.

Non. Ma mort n’est pas pour aujourd’hui. Ce serait idiot, la machine aurait gagné. On réparerait la machine; moi on ne me réparerait pas.

Je lui laisse donc mes mauvaises intentions, et rien d’autre.

Interstice #18

XVIII. (La Deuxième Caverne)

oulagement! Je débouche presque immédiatement dans une autre caverne où je peux me relever.

Deux hommes et deux femmes sont assis autour d’un menhir, au sommet duquel une torche est plantée, éclairant faiblement la pièce et ses occupants. Ils y ont déposé des fruits et des bijoux en guide d’offrande, et ils ont dessiné des pictogrammes sur la pierre. M’apercevant, ils m’invitent en quelques mots à offrir le chat en signe d’adoration, et à me prosterner avec eux.

"L’Entité délibère," me dit l'un des hommes. "Nous attendons son signal et son message."

Je sens en effet la Présence de cette Entité oppressante. Soudainement la torche vacille et se gonfle, propageant autour d’elle davantage de lumière. J’ai le temps d’apercevoir les changements qui s’opèrent chez ces gens. Leurs lèvres supérieures s’estompent, laissant voir des dents protubérantes; leurs oreilles rapetissent et perdent leurs lobes; des taches de naissances aux formes improbables apparaissent sur leur peau; leurs doigts et orteils se palment; un petit début de queue pousse du bas de leur colonne vertébrale. Ils doivent être ici depuis des jours, se déshumanisant d’heures en heures.

Je les contourne rapidement et me dirige vers l’autre tunnel. Ils poussent de petits cris.

"Mais non, tu ne pars pas, tu dois rester!"

Je m’accroupis et m’engage rapidement dans le tunnel. Je sens leurs griffes se planter dans mes fesses et mes mollets, déchirant la peau. Heureusement je suis plus fort, heureusement ils n’essaient pas de me poursuivre.

Interstice #17