XV.

Continuant mon chemin sur la rive plutôt que dans la Rue (la vraie Meurtrière du petit chat, le chien ne faisait que licher la cuillère, déguster les restes), j’observe le vaisseau-mère. Peu à peu, un à un, apparaissent les passagers. Des spectres qui ragent, qui me crient de leur rendre leur relique.

"Tu n’avais pas le droit de mettre le pied sur notre Porteur. Si ce n’était de cette Fête de la Samhain qui te fortifie, tu n’aurais pas survécu à notre Gardien. Donne-le nous ou bien on s’assurera que là où tu te diriges ils te tueront et se régaleront de tes restes."

Ces êtres squelettiques et blanchâtres se penchent sur la balustrade, tapent contre la paroi de la coque, crient, postillonnent, chantent des insultes.

"Vous la voulez?" je leur crie, "alors allez la chercher." Et je jette la pointe de pierre dans la Rivière.

Leurs cris s’estompent un infime instant, puis redoublent en clameurs. À leur tour ils me lancent de petits objets, me crachant leurs pires malédictions. Un ou deux sautent même à l’eau pour venir mettre ces menaces à exécution, mais à quelques pieds de leur bateau ils disparaissent dans les flots, n’ayant plus de contact avec le navire qui maintient leur existence.

Tout ça est loin et ne me touche pas. Je repense au chat roux qui est dans la rue, pauvre petit être vivant qui n’a pas vu cette machine mobile qui venait à vitesse folle vers lui. J'escalade la rive, et reviens sur mes pas.

Le chien l’avait traîné en dehors du chemin des voitures pour mieux le grignoter. Il est là, étendu et immobile, sa position ne laissant pas croire à un simple sommeil.



Du sang a coulé de son nez, de sa bouche, le choc de la voiture ayant probablement causé une hémorragie interne. Tout ce sang me porte à croire qu’il a des dents de cassées, ce qui après inspection se révèle ne pas être le cas; ses yeux ont une drôle d’apparence (l’un étant exorbité et l’autre trop profondément enfoncé), mais il n’a aucune blessure apparente. La mort a dû être instantanée.

Je te vengerai, mon chat. Peut-être ma vengeance ne se manifestera-t-elle que par la défiance que j'opposerai aux forces qui voulaient que l’on t’oublie. Oui, ça, et plus: par ton corps que je déposerai au cœur de cette usine, de cette machine qui s’apparente à celle qui t’a tué, je viendrai mettre mon Chagrin et mon Respect dans un endroit qui n’a d’égards ni pour l’un ni pour l’autre.

Je le prends dans mes bras, abandonnant ma canne au beau milieu de la flaque de sang. Son corps déjà rigide garde la position qu’il avait sur le sol. Je redescends sur la rive pour que mon chemin jusqu’à l’Usine-Aberration soit solitaire et ininterrompu.

Alors que j’avance, le drôle de navire (auquel je ne repère ni poupe ni proue) se met lentement à avancer à contre-courant, ses voiles s’inversant et captant le vent de l’est. Leurs cris se poursuivent mais changent de ton: ils avertissent maintenant la Machine et sa Tour Noire de mon arrivée.

Je continue quand même.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Ce passage-ci est l'un de mes préférés: « je viendrai mettre mon Chagrin et mon Respect dans un endroit qui n'a d'égards ni pour l'un ni pour l'autre. » Merci Mortifer et Bonne Nuit..