XII.

Alors que la lumière qui brille au-dessus de la porte s’éteint, je fais demi-tour, et --- me faufilant dans les ombres --- je fais le tour de la maison de pierre et je me rends jusqu'en arrière. Là, une glorieuse surprise! Un pendu, cadeau présenté à ces Forces de la Fête qui nous guettent.

Voilà! Je n’ai pas trouvé d’amis parmi les habitants de cette belle maison maintes fois centenaire, mais un compagnon m’attendait tout ce temps, immuable et fidèle.

Comme si l’on venait tout juste de l’exécuter, il se balance, et j’entends même le craquement de la corde qui le retient. Ce n’est pas un simple torchon que l’on a suspendu là; on a porté une minutieuse attention aux détails. L’illusion est parfaite.

Mais voilà le miracle: je détecte que l’illusion est illusoire. L’oasis n’est pas un mirage. Il est vrai, et conscient.

"Et si je te détachais de là?" je lui demande. Mais ma question est idiote. Je l’ai offensé… il ne me répond pas.

"Tu as raison, je suis bête. C'est ton rôle d'être pendu. C'est ta nature. Tu sais, d’une certaine façon, je t’envie. Ils t’aiment. Ils ont passé du temps avec toi. Tu seras accepté par eux, pour quelques jours du moins. Moi, ils ne m’ouvrent même pas leur porte. C’est que ça doit être des imbéciles, tu dis? Oui, peut-être. Mais dis-moi, t’attendais-tu à te retrouver où tu es en ce moment? Ils ont beau t’aimer, tu représentes une victime, non? Quel crime as-tu commis? Oui, c’est vrai. C’est même tragique: tu n’es coupable de rien. Ils ne pensent à rien en te voyant. Ils ne se font aucun scénario, ne te prêtent aucune personnalité. Et qu’est-ce que ce sourire qu’ils t’ont mis au visage? À moins que ce soit toi qui aies décidé de l’afficher courageusement, pour les défier, leur montrer que tu as bel et bien une personnalité. Tu es au-dessus de ça, d’eux, c’est ça? Si j’étais dans ta situation c’est ce que je ferais aussi. Toi et moi nous sommes frères, des présences intouchables. Intouchables parce qu’on ne se soucie pas des devoirs, des attaches, de ce qui est inévitable… ni du béton, ni des vulnérabilités, ni des voitures. Toi tu pends là, tu discutes avec l’arbre et la branche qui te supporte, tu remercies le vent de te dégourdir les jambes, et tu regardes tes Maîtres. Maîtres qui te sont inférieurs, mon bon ami, sois-en certain. Tu mérites cette certitude."

Je réalise tout à coup qu’en lui parlant, je viens perturber la contemplation tranquille de ses jours limités. Il pourrait même en venir à me détester, à cause de la haine envers ses maîtres que j’implante et nourris en lui.

Alors je soulève mes semelles de la Terre et je m’en vais vers mon rendez-vous avec la Tour Noire.

Interstice #11

XI.

Un coup de vent fait tomber une autre poignée de feuilles rouillées. Elles tombent et gisent dans le caniveau, plus que mortes… mêlées aux détritus et à la saleté, elles semblent maudites. Trop de lampadaires qui donnent à la rue un air de cadavre que l’on garde en vie avec des potions et des tubes en caoutchouc. Ces lumières jaunâtres n’ont pas leur raison d’être.

Je laisse s'échapper de mes poumons un long cri, puis je ferme les yeux et j'écoute attentivement. Des chiens jappent. Un carillon accroché au-dessus d'une porte fait une curieuse petite musique, chaotique mais innocente. Un oiseau nocturne chante sa solitude.

J'ouvre les yeux. Le rictus des citrouilles disséminées me remplis de joie. Je ne suis pas seul.

Il y a près du pont une vieille maison de pierre, obstinée à ne pas partir malgré sa proximité à la structure métallique, malgré les tremblements de terre plus que quotidiens que le passage des trains lui fait subir.

Il y a de la lumière à l’intérieur. Un espoir naïf dans le cœur, j'enlève mon chapeau et je cogne sur le carreau de la jolie porte de côté. Pas de réponse. Alors que je remets mon chapeau et que je m’apprête à partir, les rideaux de dentelles sont tirés par une femme dans la quarantaine.

Elle me regarde de haut en bas. Après quelques secondes, elle fronce les sourcils, elle ouvre la bouche, et j'entends une voix indistincte et étouffée qui dit: "Qu’est-ce que tu veux?".

Pourquoi tout de suite cette méfiance? Pourquoi tout de suite cette hostilité impolie?

Je la laisse à sa paranoïa et je m’éloigne.

Interstice #10

X.

Il est grand temps que je retourne dans des lieus que je connais un peu plus, pour pouvoir mieux les hanter. Mais comme la Rivière a réclamé mon bateau en gage de paiement, je dois passer par un chemin un peu différent: un pont.

Passant par des endroits moins bien éclairées je réussis à m’y rendre sans qu’âme ne me voit.
Sous les caresses de la lune le pont de métal brille comme du mercure. Si j’y mets pied, va-t-il onduler et m’engloutir? Ah, comme ça serait merveilleux…

Je monte la petite pente, enjambe un parapet, et me retrouve sur les rails. Pas de train en vue. C'est une bonne chose car je pourrais être tenté de m’accrocher à un wagon pour aller hanter la Monde Entier.

Ici je suis vraiment seul. C’est un pont que seuls les trains et les marcheurs utilisent (et à cette heure il n’y a plus beaucoup de gens qui marchent). Loin à ma droite, à quelques kilomètres, je vois un autre pont, où des dizaines de voitures vont et viennent. Pas d’Ombre sur cet autre pont, pas de silence.

Je m’en détourne. À ma gauche, au loin, un peu plus loin que l’endroit où j’ai traversé la Rivière, je vois l’Usine… Château Luisant, Manoir Illuminé, Citadelle Fumante, Monolithe de Métal… ce Démon qui se nomme CIL. Son emblème est probablement un œil malfaiteur entouré d’une couronne de petits cils acérés.

La regardant, j’ai une soudaine Illumination: c’est là que je dois aller. Une chose m’inquiète tout de même… je ne sais pas pourquoi je dois y aller.

Je vois d’ici sa myriade de lumières électriques, ses spirales de cheminées qui régurgitent leur purée grise. Et la grande Tour, où brûle une torche solitaire, tout en haut. Dans son coin noir, cet Antre, cette Fabrique de Destruction, domine la petite ville. Les lampadaires qui longent la Rivière me semblent être en fait les piquets successifs d’un garde-fou géant, empêchant les gens de s’échapper par la Rivière, ne leur laissant d’autre choix que d’aller respirer l’air empoisonné, que d’aller se détruire les tympans près de ces machines qui par leurs vibrations évoquent de sombres spectres.

Ah, si je vois tout ça d’ici, qu’est-ce que ça sera quand je serai tout près?

Mais j’entends un bruit. Un marcheur solitaire qui comme moi emprunte la petite passerelle de ce pont ferroviaire. Il se dirige vers la Ville de Néant d’où je veux présentement m'enfuir.

Tout de suite j'enjambe la barrière et je descends dans les entrailles du pont, me faufilant parmi ses intestins de fer. Je m’installe sur une poutre, confortablement assis dans de la graisse épaisse et noire. Ma cape respire, agitée par le vent.

Le marcheur approche, est pratiquement au-dessus de moi. Comme les Trolls d’antan, j’entonne: "Mais qui est-ce que j’entends marcher sur mon pont?"

L’homme ne ralenti même pas sa marche, se contente de dire: "Ha ha ha, très drôle".

Quoi?

"Quoi? On rit face à sa propre Mort? J’ai faim… je dois me nourrir."

Mais il continue, il n’a pas peur. Ou du moins il ne se laisse pas aller à sa peur. Ma déclamation ne l’amuse même pas. Il ne prend aucun plaisir à ce qu’il lui arrive quelque chose d’inhabituel. Il est agacé, agacé par la petite pointe d’effroi que je lui ai fait subir.

"Quoi, imbécile, je t’ai dérangé pendant que tu pensais à tes impôts?!?"

Mais il est déjà loin.

J’ai failli à ma tâche, je ne mérite pas de retourner à la surface. Je traverse la Rivière parmi les viscères du pont, me salissant de ses fluides noirs et graisseux, déchirant ma cape. En arrivant de l’autre côté je suis un peu en colère et c’est avec détermination que je m’engage sur le chemin de bitume qui me conduira à la Grande Tour Noire.

Interstice #9

IX.

Je les retrouve près de l’étendue énorme d’un champ de blé d'Inde. Comme je m’approche d’eux ils y pénètrent, chandelles en main. Ils pourraient y mettre feu, tout détruire. Charmants petits bonshommes!

À leur trousse, je m'enfonce aussi dans le champ. Si seulement les gens utilisaient encore les épouvantails. Quelle joie ce serait d’en approcher un, immobile et lugubre dans ce champ, et de lui parler, lui qui me comprendrait si bien. Peut-être me répondrait-il, ce soir on ne sait jamais. Peut-être même m'aiderait-il à effrayer les jeunes garçons.

Mais ils vont vite ces petits garnements! Ils courent, ils ont soufflé leurs chandelles, la petite flamme étant trop fragile, trop difficile à protéger. Ils courent. Ils entendent mes pas mais en accusent leur imagination. Ils ont peur, ils courent et jubilent, ils s’effraient du noir et des visages qu’ils ont l’impression de voir dans le feuillage touffu.

"Courez avant que je ne vous transforme en Effrayeur de Corneille!" je crie soudainement, et ils détalent comme s’ils dévalaient une colline escarpée.
Ils ont eu peur. Je n’ai plus rien à faire ici.

Cependant avant de retourner à la rue et de revoir ces laides maisons, je me couche dans une rangée de tiges de blé d'Inde et j’écoute. Les feuilles allongées, flétries et jaunies comme du papyrus antique, tremblent comme si elles avaient peur elles aussi. Je flatte le tronc de la tige momifiée, tente de la réconforter. Et j’appelle doucement: "Montrez-vous, Esprits," gardant mes yeux exagérément ouverts, je ne me détourne pas un instant des plants qui vont vers le ciel, mais je ne vois rien… sauf la lune qui s’est finalement réveillée. Peut-être les flammes et les diablotins l’ont elle attirée.

En route. Je me relève.

Interstice #8

VIII.

La lune ne fait pas encore acte de présence. Peut-être plus tard. En attendant il faut que je m’éloigne un peu de ces maisons trop typiquement banlieusardes et de ces lumières artificielles.
Je rêve d’un sentier usé par le pas des enfants qui reviennent de l’école, craquelé par le soleil de l’été, ponctué de racines sinueuses, ces doigts d'Arbres Vieillards. Un sentier qui longe une vieille clôture chancelante où il faut marcher avec la plus grande des prudences pour ne pas alerter le Vieux et Violent Grincheux, ainsi que son gros molosse de chien.

Mais c’est un espoir impossible. Il n’y a pas de sentier par ici, il n’y a que des trottoirs.


Et… tiens tiens tiens… des garçons délinquants qui versent de l’essence dans une bouche d’égout. Une allumette prend vie dans une main et tombe entre le grillage, et les flammes jaillissent du trou. Mais les garçons sentent ma présence et s’enfuient, oubliant le contenant d’essence derrière.

Par les flammes l’Enfer se matérialise momentanément, se réjouit de sa concrétisation dans notre monde. Des péchés juvéniles lui ont permis de nous visiter. Je m’en approche. Je regarde le gouffre. De petits diablotins de feu sautent, me conjurent de verser encore du combustible pour les alimenter.

"Allez mon bon monsieur, nous nous éteignons déjà!"

Je ris.

"Vous n’êtes que de pauvres et insignifiants petits êtres nuisibles," je dis tout haut.

Ils voient bien que je ne leur viendrai pas en aide. Leur séjour parmi nous est déjà presque terminé, alors leurs langues se font aigres et pestiférées.

"Quel être de Noirceur es-tu, qui n’aide pas même ses compagnons de la Damnation? Tu crois que tu as ta place parmi les Vivants? Tu crois que tu es différent d’eux? Si tu es parmi les Vivants c’est que tu en fais partie et que tu es destiné à être aussi misérable qu’eux. Que ta cape t’étrangle! Que les chiens te déchiquettent! Nous nous reverrons bien assez tôt!"

Mais moi je suis implacable, ce Soir m’appartient. Je dis: "Ah oui? Je suis un vivant? Vous en êtes certain? Vous pouvez m’envoyer toutes vos légions, ce soir je ne peux pas souffrir car je suis la Souffrance, je l’incarne et la transforme en un mystère bienfaiteur."

Ils s’enfoncent lentement dans la boue immonde de l'égout.

"Sorcier! Sorcier!" me murmurent-ils avec leurs dernières forces, s’étouffant avec la stagnation qui s’engouffre dans leur bouche.

Moi il y a deux garçons que je dois retrouver. M’immobilisant, j’écoute. J’entends un autre feu, je sens de la fumée.

Interstice #7