XXX.

ncore à ses débuts la soirée reçoit des enfants qui sont aussi jeunes qu’elle. Ce sont ceux pour qui la fête ne veut pas encore rien dire, sauf du plaisir et de la peur immédiate. Ils sont en marge des Habitants du Cœur de l’Halloween. Dans quelques années ils feront parti de ces Habitants, et puis quelques années plus tard on les expulsera à jamais.

Dans les rues les parents-guides me voient et attirent leurs enfants contre eux pour m’éviter. Je suis Noir, et dansent dans leurs imaginaires des Tueurs, des Kidnappeurs, des hommes qui avec des bonbons attirent les enfants dans leur voiture pour leur infliger des sévices indicibles. Je ne fais rien pour dissiper ces peurs, ce n’est pas à eux que j’ai affaire ce soir. Les petits agneaux, percevant l’attitude de leurs parents envers moi, et peu habitués à marcher dehors une fois la nuit tombée, ralentissent le pas quand ils sont à côté de moi, et me regardent avec de grands yeux. Quelques-uns uns me font des grimaces pour avoir moins peur, d’autres rient nerveusement. Moi je leur souris et je passe mon chemin. Ce n’est pas à eux non plus que j’ai affaire.

Pour des raisons que je ne comprends pas je n’ai pas de grands sentiments, malgré tout. C’est comme si cette somnolence au cimetière m’avait vidé, comme si un revenant s’était abreuvé de mon énergie vitale. C'est aussi que rien autour de moi ne semble manifester d'enthousiasme; seulement des enfants à qui on impose une fête, et des adultes qui ne comprennent pas pourquoi ils le font. Personne finalement n'aime cette fête. Ils la vivent par tradition, par habitude, et ils sont contents quand c'est terminé. Ils ne le font que pour les bonbons. Je vois sur les masques de caoutchouc les petits Made in China imprimés, et les chapeaux de sorcières sont tous fait à la machine, répliques synthétiques d'un stéréotype niais.

La célébration favorise la consommation. Les cultivateurs vendent leurs citrouilles, les centres commerciaux vendent leurs déguisements, les gens achètent et donnent des friandises. Tout ce qui se veut commercial tire profit de l'Halloween.


Là, ce concessionnaire automobile qui dans sa vitrine a collé des personnages citrouilles qui annoncent les taux d'intérêts peu élevés. Sur ce papier journal qui gît dans la rue je peux voir sous un dessin grossier représentant un fantôme que les sacs à ordures et les râteaux sont en solde. Sur cet emballage de bonbon qui traîne près d'une poubelle je peux lire les ingrédients. Et sur ce sac d'épicerie en plastique que je décroche d'une branche d'arbre, insulte suprême, ils ont osé imprimer leurs Dix Commandements:


1. Je porte des vêtements courts pour éviter de trébucher.


(Mais voyons… ça veut dire qu'on ne peut plus se déguiser en fantôme, ni en Dracula à longue cape, ni en curé. On ne doit pas ainsi handicaper son choix dès le départ.
)

2. Je porte des vêtements aux couleurs claires avec des bandes fluorescentes pour me rendre visible.


(Et le noir? ET LE NOIR? Ce n'est pas une couleur claire, mais il faut bien que quelqu'un en porte, non? Sinon, plus de vampires, plus de sorcières… Quant aux bandes fluorescentes, je ne vous dis pas…)


3. J'évite les masques. Je me maquille pour bien voir et entendre.


(J'évite les masques? Cet objet suprême, ce symbole de tout ce que nous ne sommes pas, et de tout ce que nous prétendons être?)

4. J'apporte une lampe de poche que j'allume pour mieux voir et me rendre plus visible.


(Ça, je veux bien. Une lampe de poche illuminée sous un menton maquillé, donne parfois de bons résultats. Et puis on peut l'éteindre si elle nous embête.)


5. J'informe mes parents de mon trajet et de l'heure de mon retour.


(Mais non! Il faut entretenir --- le temps d'une soirée --- l'illusion que c'est le Grand Départ, que la Soirée nous lancera vers notre Destin, et que jamais plus nous n'aurons besoin de nos parents, que jamais plus nous ne retournerons dans leur petite maison.)


6. Je sonne aux portes en groupe ou avec un adulte et j'attends toujours à l'extérieur des maisons.


(D'accord, je veux bien qu'on se donne cette consigne de base, mais pour mieux lui désobéir, et ainsi ressentir un frisson glorieux quand on entre dans la maison d'un inconnu, et qu'il nous fait patienter dans son portique pendant qu'il va chercher son plat de sous noires. Mais sans être accompagné par un adulte, bien entendu. C'est hors de question.)


7. Je parcours un seul côté de la rue à la fois et j'évite de traverser inutilement.


(Quels peureux vous êtes! C'est tellement palpitant de zigzaguer entre les maisons, une frénésie de récoltes et d'exploration.)


8. Je traverse les rues aux intersections et je respecte la signalisation routière.


(Ah, pauvres imbéciles, vos "intersections" et votre "signalisation" ne me touche pas, loin de moi vos lois et vos réglementations. Si je veux traverser sur une lumière rouge, en courant, les yeux bandés, en criant comme un fou, et bien je vais le faire, vous m'entendez! Laissez donc vos enfants vous amuser, et restez chez vous ce soir, laissez vos voitures meurtrières dans vos garages, ça ne vous fera pas de tort de marcher pour une soirée, ma gang de cochons obèses!)


9. Je refuse de m'approcher ou de monter dans un véhicule sans la permission de mes parents.


(Si je refuse, ce n'est pas parce que je n'ai pas la "permission de mes parents". C'est parce que certains "parents" sont aussi des désaxés, et qu'ils me veulent du mal. Je ne m'approche pas des véhicules, parce que c'est le bon sens, tout simplement.)


10. Je vérifie avec mes parents les friandises reçues pour être sûr de pouvoir les manger sans danger.


(Non mais pour quel genre d'imbéciles prenez-vous vos enfants? Ils sont capables de les vérifier tous seuls. Sortez de leurs basquettes, laissez-les vivre un peu.)


Décidément, tout ça est bien décourageant.


Cette fête lentement disparaît, le processus est déjà entamé. Je ne dois plus chercher la résonance de cet événement ailleurs qu'en moi.


Je m'accote sur une boîte à lettres rouge, je m'y laisse glisser, et m'assois par terre, fermant les yeux et cherchant dans mon esprit quelque chose qui me redonnera la force d'aller jusqu'au bout, jusqu'à minuit ce soir où commencera la Toussaint, et où je pourrai retourner dans le réceptacle de mon corps mortel, mon devoir accompli.


Les Morts marchent sur la Terre, mais ne laissent aucunes empreintes dans la boue. Pour eux l'Halloween représente un Renouvellement fantastique; c'est un flambeau devant leurs yeux clos. Mais l'interaction qui existait jadis a disparue. Les vivants ne croient plus aux fantômes. Les Morts marchent seuls, tentant de communiquer avec les vivants. Mais personne n'écoute! Personne n'écoute!

Alors ils gémissent autour de moi et me questionnent: "Toi qui nous accorde de ton attention, ne peux-tu pas leur expliquer le Bien qui pourrait découler d'un Échange Annuel, d'une collaboration entre Morts et Vivants? Comment ont-ils pu oublier si rapidement notre existence? Que doit-on faire pour raviver leur intérêt? Ne peux-tu pas leur expliquer à quel point ils nous ressemblent? À quel point la Barrière entre nous est mince, en particulier ce soir? Fais quelque chose!"

Mais pourquoi vous acharnez-vous sur moi? Ils ne m'écoutent pas davantage que vous. J'ai tout fait ce que je devais faire. Mais je ne peux tout faire exister par moi-même. Un effort collectif est nécessaire. J'ai essayé…


De longues secondes je reste là, écroulé contre la boîte, et je garde les yeux fermés. Je ne veux pas voir les humains inconscients, je ne veux pas voir les Morts désespérés et impuissants.


Les Uns et les Autres auraient tout à gagner de l'Halloween, mais l'entêtement de tous condamne à l'échec et l'appauvrissement. Des siècles de tradition réduits à néant. La Connaissance se perd et les gens la laissent partir sans même tenter de la retenir. Ils ne veulent pas connaître l'origine des choses, le passé "ne les concerne pas". Ce credo disant qu'il faut vivre dans le moment présent est une abomination. Pourquoi entasser sa Vie dans une si petite boîte? Il faut prendre toute la place disponible, s'étendre dans toutes les directions comme un nuage de vapeur, occuper Passé, Futur, Présent, sans distinction et tous à la fois.


"Oups, excuse-moi, je t'avais pas vu," j'entends sans comprendre. Quelqu'un qui passant près de moi m'a accroché. Je ne lève même pas la tête.


Les rues se sont remplies, je l'entends bien. Non plus que des jeunes enfants; tous ceux qui ont à participer ce soir sont maintenant présents. La Nuit est défiée, l'Air de la Nuit résonne d'activité comme en plein jour.


Sans regarder, sans lever la tête, j'écoute et je me mets à voir…


Cette cassure, cette décision de déambuler toute une soirée dans ce mois où l'Obscurité est de plus en plus longue, est là pour déjouer cette dualité éternelle qui semble suivre l'humanité partout. Non seulement la dualité du Jour et de la Nuit, mais aussi celle de la Vie et la Mort, de l'Été et de l'Hiver, du Passé et du Présent, du Visage et du Masque, du Bien et du Mal. Ce Soir, comme je le pensais plus tôt, peut dilater notre âme et la faire exister sans ces distinctions, sans ces discriminations. Bien sûr, peu de gens le font, peu d'individus en profitent. Dépendre de l'enthousiasme des autres est peine perdue. Il faut commencer par le faire individuellement et ensuite venir ajouter à cela chaque petite chose extérieure qui nous plaît.


Ayant déjà existé à pleine puissance --- je le comprends maintenant --- l'Halloween existera pour toujours, d'une façon ou d'une autre.


Je me relève, et au moment où j'ouvre les yeux une foule apparaît autour de moi.

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