XXVIII.

éfléchissant j’ai marché longtemps, accompagné par des meutes de feuilles mortes que le vent entraîne, et je me retrouve dans la vieille partie de cette ville. La mémoire me guide et je me rends à la grande église, une église authentique de pierre et de hauteur (contrairement à celle près de la CIL, laide, toute droite, faite de briques rougeâtres, contaminée qu'elle par la proximité de cette Abomination). À ses côtés un cimetière calme et invitant (malgré la turpitude moderne de ses pierres tombales de marbre rose poli). J’y entre et je m’y sens tout de suite à l’aise. Même ma cape noire et mes allures dramatiques ne font pas complètement intrusion dans ce petit coin de terrain.

Je marche lentement entre les tombes et je lis quelques inscriptions. Heureusement, il y a parmi ces tombes stériles quelques sépultures plus anciennes. Je relis les épitaphes plusieurs fois, lentement, et je tente de dire aux esprits de ces trépassés que cette nuit, s'ils le veulent, ils peuvent venir faire partie de notre monde, une autre fois.

L’après-midi est longue et mon moral se fait tout petit. J’ai hâte à la flamboyante soirée et je ne sais plus quoi faire de ces dernières heures de clarté.

Il n’y a pas de meilleur endroit où attendre qu’ici, adossé contre la façade froide de la seule et unique crypte, là où les policiers dans leur surveillance ennuyée ne s'inquiéteront pas de ma présence ténébreuse.

J’écoute le cri perçant d’un oiseau invisible, un messager de l’au-delà qui lance des avertissements: "Gare à vous, ce soir rôderont le Mal et ses Acolytes!"

Dans un excès d’énergie propre aux âmes épuisées, je lui crie: "Tant mieux, tant mieux oiseau de malheur, rien n’est plus propice à la richesse que la diversité!"

Il ne se tait pas. Moi si.

Je ferme les yeux et je dors un peu. Les squelettes enfouis m’entourent, me parlent, m’expliquent les facteurs précis qui en ce Jour rendent possible le Passage d’un État à l’autre, de Permanent à Temporaire et vice versa.

Ce n’est que graduellement que je réalise que je ne suis plus seul. Un jeune homme est assis devant une des vieilles tombes et sort plusieurs choses de son sac de cuir noir: un cahier et un crayon, un lecteur de cassettes portatif avec un haut-parleur pour aller avec, et finalement une bouteille de plastique qui --- je le vois à la grimace qu'il fait en prenant une gorgée --- contient de l’alcool transparent.

Alors qu’il installe son système de musique je m’approche, me disant qu’avec l’obscurité qui approche je vais l’effrayer. Il ne bronche pas, même quand je me trouve à côté de lui il ne se tourne pas vers moi. Écrite dans son cahier, je peux lire la phrase suivante: "D’une peur émerveillée ils passent à une peur calculée."

Et alors je comprends: ce jeune homme, c’est moi. C’est lui que je suis normalement, quand un Jour Commémoratif ne me transforme pas en être sombre et mystérieux. La Samhain, l’Halloween, m’a séparé en deux: ce jeune personnage triste et mélancolique qui va passer quelques moments d'ivresse solitaire dans un cimetière, et la Figure à la Cape Noire que je suis présentement, dont le but est de voir et d’attester de tout ce qui se produit aujourd’hui.

Quoique moi-même corporel, je suis invisible pour lui. Je m’assois donc juste à côté et --- devant tout voir --- je me regarde.

Rendu distrait par la bouteille d’Eau-de-vie Blanche, je connecte le walkman au haut-parleur. Je le positionne sur mon sac pour que le sol mouillé ne l’affecte pas et pour que la musique me semble sortir de la terre même, d’une caverne secrète remplie de petits êtres éternels.

Je mets une cassette dans la machine et je l’active. C’est une pièce grave et démente à la fois, un violon seul qui se démène, composé je crois par un jeune romantique dont le nom évoquait les païens, les "pagans" en anglais: Paganini. Le curé, s’il me surprenait avec cette musique, ne désapprouverait probablement pas, à moins de n’avoir aucune sensibilité à ce qui est en dehors du contemporain.

Écoutant cette musique que je connais par cœur sans en être tanné, j’écris, j’invente, j’improvise sur l’information que je tire des quelques mots qui sont inscrits sur cette pierre tombale.

En quelques minutes jaillit l’histoire d’un militaire qui, revenu de la guerre, blessé, amputé, va vivre avec sa sœur religieuse sortie du couvent pour s’occuper de lui. Leur relation silencieuse, sobre, mais qui persista jusqu’à leur mort. Et comment, à sa façon, le frère eut le cœur brisé quand sa sœur, la femme de sa vie, mourut encore jeune (54 ans). Il vécut jusqu’à 72 ans, un homme de peu de mots, dans un pensionnat quelconque, ne se rapprochant de personne.

J’ai maintenant atteint un état d’ivresse qui n’est guère propice à l’écriture. J’attends la fin de ce Caprice au violon et j’arrête la machine. J’y mets une autre cassette et j’appuie sur le bouton en remarquant le ciel noircissant.

Une musique sombre, une forte percussion, et une voie d’âme-en-peine que je reconnais: Tom Waits. J’écoute sa chanson comme si c’était la première fois, les yeux fixés sur le ciel derrière l’arbre (et les yeux fixés sur moi-même aussi).

"When I was a Boy,
the Moon was a Pearl,
the Sun a Yellow Gold.
When I was a Man,
the Wind blew cold
the Hills were upside down.
But now that I have gone from here
there’s no place I’d rather be
than to float my Chances on the Tide
back in the Good Old World.

On October’s Last
I’ll fly back Home
rolling down Winding Way.
Scarecrows are all dressed in rags
out at the edge of the field I lay
and all I’ve got’s a pocketful
of flowers on my grave.
Oh but Summer is gone,
I remember it best
back in the Good Old World.

All I’ve got’s a pocketful

of flowers on my grave.
Oh but Summer is gone,
I remember it best
back in
the Good Old World."

Une chanson qui te prend par le collet, et qui te dit: "Écoute-moi, c’est important." Les feuilles qui survivent encore en tremblent, et celles qui sont mortes et tombées bougent aussi, agitées par le vent. L’arbre plante ses branches dans le ciel et essaie de retenir le jour. Il fait maintenant assez noir pour que je passe complètement inaperçu.

Ce crépuscule est épais et il pèse sur nous. La chanson nous a bouleversés. Nous nous levons en même temps; j’attends qu’il remette ses affaires dans son sac, puis nous nous dirigeons côte à côte vers la sortie. En même temps nous franchissons l’enceinte de pierre et nous retrouvons Hors Cimetière. Là nous nous séparons pour l’instant… tous deux nous allons témoigner des événements de la nuit, mais moi je dois le faire seul, et pour l’Éternité.

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