XXXIII.

Ils m'ignorent complètement. Un lutin rouge aux longues pattes va piger habilement dans les sacs de friandises et donne ce qu'il a ramassé au cavalier. Sur l'air de Vive le Vent, ils chantent joyeusement:

"Vive les bons
vive les bons
vive les bons bonbons."

Ils traversent les terrains, sautent par-dessus les haies, font virevolter les décorations suspendues, laissent des traces de sabots sur les pelouses (quelle surprise pour ceux qui les découvriront!), cognent dans les fenêtres des maisons.

Et puis tout à coup ils s'arrêtent. Le Cavalier fait un signe de la main, paume vers le bas, et tous ils cessent de faire du bruit. Le Cavalier porte la même main à son oreille et écoute attentivement. Quelques secondes plus tard il crie "Allonzi, Alonzo!" et ils repartent à toute allure. Un lutin prit par surprise se pend à la cape du Cavalier et vole derrière, riant comme un fou.

Ils sont trop rapides, je dois abandonner l'idée de les suivre de près. Je les vois s'éloigner, bondissant au-dessus de la tête des enfants déguisés et arrachant des banderoles prises dans les branches pointues des arbres.

Moi je suis immobile et les enfants me voient. L'un d'eux, un petit chien inquiet, demande à sa grande sœur: "Est-ce que c'est une statue le monsieur?", à quoi elle secoue la tête et le tire par la main loin de moi, vers la prochaine maison.

Je me secoue et distraitement je vais dans la direction qu'a pris le Groupe Fabuleux.

Sur la Rivière et sous la CIL, j'ai vu des choses inexistantes, mais pour une raison ou une autre ça ne m'a pas surpris parce que j'invitais ces visions, je m'y ouvrais, j'étais à ce stade là de ma Contemplation. C'est donc étrange que maintenant, alors que je me concentre sur ce qui est externe à moi (et donc Vrai), d'autres Apparitions surviennent. Ça me met bien en tête que je ne suis qu'un Témoin.

Voilà qu'ici je vois autre chose: un homme à cheval qui franchit l'orée clôturée du petit boisé qui se trouve au bout de cette rue. En quelques secondes je le perds de vue dans la noirceur des arbres.

Je le suis? Je reste dans les rues infinies de maisons et de pavé? Ma décision est facile à prendre, et n'a qu'un seul regret: de ne plus pouvoir observer les enfants déguisés.

Je cours vers le boisé, et qu'est-ce que doivent penser ceux des vivants qui me voient? Ça me fait rire. Je franchis à mon tour la petite entrée dans la clôture métallique et aussi vite que je le peux je progresse dans la pénombre du sentier. Je discerne du mouvement, un peu plus loin dans la forêt, le reflet de la lune sur un objet de métal. Je cours pour m'en rapprocher.

Le sentier se sépare en plusieurs embranchements, monte et descend, de petites collines qui donnent de l'élan à ma course. Miraculeusement je sais choisir le bon embranchement, le bon chemin vers mon cavalier, comme si en moi resurgissait un Savoir Oublié. Peu à peu j'arrive à distinguer ce dont il a l'air. C'est un grand homme maigre, habillé de vêtements qui me semblent anciens, et qui se tient sur son cheval de façon nonchalante. Sa tête est penchée vers l'avant, de fatigue ou de chagrin, me laissant tout de même voir une pomme d'Adam saillante. Même son cheval semble affecté par cette lassitude, sa tête donnant de petits coups vers l'avant à chaque pas, comme si ça lui demandait un effort énorme.

Il n'avance pas vite et c'est ce qui me permet de le rattraper. Je le suis maintenant à la marche, à quelques enjambées derrière. La lumière de la lune tombe et adhère aux fixations métalliques de la selle, et sur les boutons du grand veston de l'homme.

Il semble murmurer quelque chose, mais je n'ose pas m'approcher davantage de peur qu'il ne me prenne pour un truand meurtrier voulant lui couper la gorge.

Après quelques bifurcations je réalise qu'il ne guide aucunement son cheval. Celui-ci, maigre (mais dans les limites du possible, contrairement à celui du Groupe Fabuleux), avance sans trop regarder devant lui, gardant les yeux sur le sol, suivant le sentier sinueux. On arrive ainsi à un espace ouvert où l'on traverse un petit pont. Je m'arrête un instant pour contempler les reflets à la surface du petit ruisseau, pour écouter l'écho des sabots sur le pont, puis je me remets à les suivre.

Cette fois-ci le cheval prend l'embranchement de gauche, un sentier plus étroit, bordé de buissons où pourrait se cacher n'importe qui, n'importe quoi. L'homme n'a pas l'air inquiet, toujours aussi abattu. Les grandes plantes lui fouettent le visage mais il ne réagit aucunement.

Étrangement, il règne ici un petit vent doux qui par bourrasques pacifiques vient agiter la masse touffue de brindilles et de buissons qui bordent le chemin où je marche. Je n'aurais pas crû trouver une sérénité pareille ce soir. Le lieu où je me trouve, et l'activité que j'y occupe, rendent difficile à croire les événements et les agitations que j'ai vécus ce Soir. Je n'entends rien, même pas de voitures lointaines.

Un peu distrait, je ne réalise qu'à la dernière minute que le cavalier a fait faire demi-tour à son cheval, et qu'ils reviennent en ma direction. Il est trop tard pour me cacher, s'il avait à me voir…

Tout simplement je me tasse hors du sentier. Il passe, continue sans même changer de rythme, sans même tourner les yeux vers moi. Je sens la chaleur du cheval, je respire le musc de sa peau, et j'aperçois au-dessus de moi les traits de mon Cavalier.

Mais la raison de ce demi-tour m'intrigue. Je le laisse momentanément et je retrace ses pas. J'atteins une autre des orées de ce boisé, et je me retrouve dans un champ de fèves rendu désolé par la saison automnale. À ma droite, au-delà de l'étendue immense des sillons, se trouve une ferme avec silos et machinerie, et loin à l'horizon des antennes au bout desquelles des lumières rouges clignotent.

Regardant à ma gauche je comprends tout: une route, des voitures qui roulent vite, et de l'autre côté la Grande Tour du CIL et ses émanations toxiques. Peu importe où je vais ce soir je n'en suis jamais bien loin.

Je fais volte-face et je cours retrouver mon ami le Cavalier. Je le rattrape et me concentre sur sa démarche et ses moindres gestes pour détecter qui il est et où il peut bien aller.

Le cheval nous mène finalement vers le cœur du Boisé. Le sentier monte et redescend abruptement à plusieurs reprises mais ça n'influence apparemment pas les choix du cheval qui dans ces élévations fait preuve de plus de puissance qu'il n'en a l'air. Dans ces pentes aux angles les plus abruptes, le Cavalier s'agrippe affectueusement au cou de son cheval, et puis se redresse une fois en haut.

Nous sommes maintenant dans une belle petite clairière où de nombreux conifères font les sentinelles, le sol littéralement tapissé d'aiguilles rousses. Nos pas sont mats, étouffés par ce tapis, l'atmosphère de l'endroit étant d'autant plus sereine.

Quelques secondes plus tard, quand j'aperçois le Groupe Fabuleux apparaître, je réalise la tromperie; ils sortent de partout et bondissent sur mon Cavalier.

"Ah ha! Tu as marché dans notre Anneau de Champignons!" dit le Maître de ces petits lutins, celui qui est monté sur son cheval-squelette. Il fait bondir sa monture jusqu'au Cavalier, et lui sert énergiquement la main. À ma grande surprise mon Cavalier est ravi et sourit généreusement.

Suivant ces événements j'essaie en même temps de trouver l'Anneau de Champignons, en vain. Peut-être cet Anneau n’existe-t-elle que de l’Autre Côté, de là où ils viennent tous, lutins et Cavalier.

Entre temps ils se sont disposés autour de lui, l’un d’eux flattant avec hystérie le flanc du beau cheval. Il est cerné.

"Ah me voilà bien entouré. J'abdique devant le Nombre; faites de moi ce que vous voulez."

Tous ils se mettent à applaudir. Ensuite le Maître tire sur les bords de son grand chapeau et le fait descendre par-dessus son visage, jusqu’à son cou. Par deux trous (que je ne voyais pas), ses yeux regardent. C’est maintenant la semblance d’un Bourreau qui se tient là. Il sort une courte corde de sa chemise, et en attache les mains du Cavalier.

"Avez-vous une dernière volonté?" demande le Bourreau au Cavalier, à quoi il répond "Oui."

Le Cavalier se tourne alors vers moi et dit: "Je voudrais saluer mon ami, là-bas." Les lutins hochent la tête mais ne me regardent pas. Le Bourreau fait signe au Cavalier de se dépêcher. Les poignets liés, le Cavalier me salue en se touchant le front des doigts de sa main gauche, puis les éloignant.
"Vous avez le bonjour de Gordon Filligreen," me dit-il avant de se retourner vers le Bourreau. Il hoche la tête.

Le Bourreau lève les bras majestueusement et, d'une voix puissante, il proclame: "Pour avoir brisé le Sceau de notre Anneau nous devons vous faire prisonnier et vous emmener avec nous dans les Profondeurs de notre Royaume. Maintenant descendez de votre cheval, pour que nous puissions le renvoyer en guise d’avertissement."

"Emmenez-le," ordonne-t-il à ses compères.

Les lutins s’emparent du Cavalier avant même que celui-ci ait pu descendre complètement de son cheval. L’un d’eux fait basculer une grosse roche, révélant un escalier de pierre qui s'enfonce dans le sol. Sans résister le Cavalier est entraîné dans ce passage souterrain. Quand finalement il a disparu le Bourreau s’approche du cheval du Cavalier. Il sort un petit couteau, et sur la selle il grave quelque chose que je n'arrive pas à distinguer. Ceci fait, il frappe le flanc du cheval pour le faire détaler, et il le regarde partir.

Il ne reste plus que moi, le Bourreau, et sa monture. Il tire sur le haut de sa cagoule et ça redevient un grand chapeau. Son sourire revient aussi (ou peut-être n’a-t-il jamais disparu?). Il me regarde quelques instants pendant qu’avec un sabot son cheval remet en place la pierre qui recouvre le souterrain.

"Tout n’est pas fini pour toi. Je te prédis une autre apparition, une dernière pour toi avant que la soirée ne se termine."

Il donne un signale à son cheval et ils s’en vont, rapides comme l’éclair.

Tout ça me laisse paralysé. Ils me voyaient mais agissaient comme si je n’étais pas là. J’ai vu ce qu’ils ont fait au Cavalier mais je n’ai rien fait pour les en empêcher. Et le tout a commencé parmi la foule, au milieu des activités des Vivants, avec moi comme seul spectateur. Et ce qu’il m’a dit à la fin, que plus est à venir, me fait un peu peur. Chaque sensation, chaque mouvement de mes vêtements sur ma peau, occasionne des glissements de terrain dans mon cerveau, de grosses crises d’étourdissement. Mais il ne faut pas que je laisse ces sensations m'alarmer… la fin de l’Halloween approche, et ma nature première d’humain me revient peu à peu.

J’emprunte un sentier quelconque. Écoutant la forêt respirer, j’essaie de ne pas trouver la sortie. J’ai besoin d’être seul encore un peu, entouré de ces Arbres, ne voyant autour de moi aucun indice de l’époque où je me trouve.

Voilà un autre pont. Quand je mets le premier pied sur le bois, et que cet écho parvient à mes oreilles, l’étourdissement me revient et je dois m’arrêter. Pour ne pas tomber, je m’étends de tout mon long et je ferme mes yeux contre le ciel de lune; cet astre est de trop, en ce moment.

Et c’est là que ça commence.

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