XXXI.

ls courent. Avec ou sans lampe de poche ils vont de maison en maison et récoltent des trésors. Je me rapproche d'un petit groupe de trois garçons (un arabe, un marin, et un oiseau). Leurs sacs encore chétifs sont secoués en tous sens alors qu'ils traversent la pelouse d'une maison qui, un autre jour, ne mériterait jamais leur attention et ne les accueillerait pas si ouvertement. À quelques pas derrière eux, je les écoute et avec mon âme je tente de les englober de mon omniscience limitée.

Ils sont tout à fait réveillés; ils voient tout en même temps. Ils contournent la haie rendue jaunâtre par les lampadaires qui la surplombe, les branches comme des griffes, une profondeur attirante. Rapidement ils aperçoivent derrière la maison une cour qui n'est pas éclairée, et pour un instant cet endroit représente la Peur. Mais leurs jambes ne les laissent pas languir très longtemps; leurs yeux se tournent vers la maison elle-même. Par les fenêtres ils peuvent constater que toutes les pièces sont dans le noir. Une seule lumière émane de cette maison, celle du portail, celle qui --- encore et encore et encore --- les mène au Cœur de la Soirée.

Conscient de tous ceux qui comme eux s'en viennent ici, et de tous ceux qui y sont venus et s'en éloignent en criant leur anticipation de la prochaine maison, je les suis jusqu'à la porte tout en écoutant ce qui vibre sous leur front.

L'Oiseau est captivé par l'expérience, bien au-delà du sourire. Il bat des ailes quelques coups et en ressent des frissons visionnaires. Ce n'est pas la première fois qu'il célèbre cette Fête (qui s'appelle aussi Samhain même s'il ne le sait pas). Cependant il ne se souvient pas avoir ressenti la Portée de l'événement avec autant de force. Il entend quelqu'un qu'il ne connaît pas lui murmurer qu'il a aujourd'hui en lui, et autour de lui, la parfaite combinaison de facteurs internes et externes pour Percevoir et être en mesure de profiter pleinement de son expérience de la Fête.

En avant de lui, il voit ses deux cousins. Le plus vieux des deux est déguisés en arabe, un voile sur la tête, une grande tunique bouffante lui enrobant le corps, et une barbe de maquillage sur son menton. L'autre (plus jeune de quelques années) suit docilement, son petit habit de matelot reflétant bien le comportement soumit qu'il adopte quand il est en compagnie de son frère et de son cousin lui aussi plus âgé.

Parce que les ondes de pensées qui viennent de l'Oiseau sont plus fortes ou peut-être simplement parce que je le comprends mieux, je tourne à nouveau ma clairvoyance vers lui.

Il lutte de toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger par l'atmosphère qui envahie sa tête. Il continue de suivre ses cousins et parvient à la porte. Ils attendent quelques secondes, le temps que les autres enfants aient libérée la voie, et puis chacun leur tour se présentent à la dame déguisée en sorcière qui, entre deux commentaires clichés ("Voulez-vous de mes friandises à saveur de crapauds, de ma potion magique aux araignées?"), lance des poignées de bonbons dans l'ouverture béante de leurs sacs.

L'Oiseau voit avec plaisir le niveau de ses friandises monter (quoique de façon infime) et puis se retire, n'aimant pas avoir à s'exposer pour recevoir son dû.

"Aye, attendez, j'veux arrêter pour qu'on regarde nos bonbons," dit-il à ses cousins malgré son amour du silence, voyant ceux-ci s'éloigner à la course. Ils le regardent et rebroussent chemin, revenant à lui en marchant, apparemment d'accord, et puis tous les trois s'assoient sur la mince chaîne de trottoir. L'Oiseau constate avec humour que, ainsi installé, la magie du déguisement est dispersée; la toge de l'arabe est soulevée, révélant les running shoes qui s'y cachent; le matelot lève sa tunique et remonte la fermeture éclaire de son coupe-vent imperméable. Quant à lui-même, il doit enlever ses ailes pour mieux fouiller dans son sac.

C'est un beau monceau qu'il contemple, prenant sous la lumière des lampadaires et à ses yeux enfoncés dans son sac l'aspect d'un merveilleux monticule de trésors, brillant et dégageant une onctueuse arome sucrée. Il croirait presque voir flotter un beau pollen jaune.

Il y plonge la main et explore jusqu'au fond, touchant aux carapaces de cacahouètes, aux sous noirs froids, à la résine collante des bonbons qui se sont développés (et qui donc ne seront pas mangés --- Maman l'interdit). Allant au bout de son excavation, il arrive au fond de son sac et découvre là un trou, un gros trou, probablement percé par la clôture où il s'est accroché un peu plus tôt. À travers ce trou il peut voir l'asphalte, le reflet jaune de la lumière artificielle, et une petite pierre qui malgré la nuit projette une ombre. Cette pierre lui fait prendre conscience de l'Extérieur et il ressort sa tête et ses bras de cette Caverne aux Trésors. Ses yeux tombent sur ses deux cousins.
Spontanément, il leur explique son problème: "Aye, y'a un trou dans mon sac, je perds des bonbons…"

Le petit Matelot fait alors preuve d'initiative. Il retire une couche à son sac et le tend à l'Oiseau. "Ma mère m'avait mis deux taies d'oreiller parce que l'année passée moi aussi mon sac y'avait percé."

L'Oiseau prend donc cette taie et y met son ancien sac. Ceci fait, il remet ses ailes et ils retournent à leur cueillette.

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