XX. (La Quatrième Caverne)

ans les profondeurs je m’enfonce toujours. Je dérange une taupe et, apeurée, elle me laisse la trace de ses dents dans la main. Mes genoux sont trempés. Mais mon chat est aussi intact que la mort l’a laissé; l’impact de la voiture, le grignotement du chien, auront été les derniers outrages portés à sa personne.

À mesure que je m’éloigne du cœur de la Machine, et que les vibrations mécaniques faiblissent, je me mets à percevoir des voix humaines qui chantent à l’unisson. L’appréhension s’installe en moi mais je n’ai d’autre choix que de continuer. Bientôt les vibrations recommencent, cette fois sourdes et entraînantes… la danse des tambours. La lueur qui sort de la caverne que je vois au loin est puissante, je dirais même qu’elle sera aveuglante à mes yeux d’obscurité quand je serai plus près.

M’approchant, j’entends:

"Mes sœurs, mes frères, l’Ennemi annoncé approche. Soyez indulgents; nous avons plus de discernement que ces Esprits de petites envergures à qui il a ravi la Pointe. Il se repaît lui aussi de l’Obscurité, et fait lui aussi de cette Nuit une Célébration. Laissons-le aller comme bon lui semble, dans la mesure où il ne fait pas obstruction à notre Cérémonie."

Je fais comme si je n’avais rien entendu et je continue de ramper vers l’avant. Quand j’arrive à la caverne j’y entre sans hésiter et me relève, mon grand corps bien droit.

J’ai devant moi une vingtaine de figures druidiques, vêtues de grandes tuniques sombres et flottantes, toutes rassemblées autour du bûcher qui flambe au milieu de cette caverne géante. Certains de ces druides sont accroupis, en sanglots, les yeux tournés vers le feu. D’autres, debout, me regardent avec curiosité, me font un petit signe de tête en guise de bienvenue. Ils observent cette grande silhouette que je suis, sombre mais rendue vulnérable par ce qu’elle porte dans ses bras: le corps fragile d’un petit animal mort.

Quelques druides, par contre, ne s’occupent pas de moi, occupés qu’ils sont à retenir d’imposantes créatures inconnues sous une grande toile épaisse, comme pour les garder cachées en raison de ma présence.

"Vous êtes le bienvenu, mais n’intervenez pas," me dit un homme, dont je reconnais la voix comme étant celle de celui qui a parlé avant que je n'arrive.

"Allez-y," dit-il à ses compagnons. Ils retirent alors les toiles, découvrant deux chevaux, luisants de sueur.

De chaque côté du feu, me semblant être en parfait synchronisme, en parfaite symétrie, les druides tirent sur les brides et positionnent les chevaux en des endroits précis sur des dalles de pierre recouvertes de symboles. De la paille fraîche est amenée aux bêtes, qu’ils mangent avec nervosité mais délectation.

Près de chacun des deux chevaux s’avancent maintenant des figures vêtues de rouge.

"Comme les Fléaux et la Maladie
nous nous approchons lentement
de nos victimes."

De la grande manche qui recouvre leur bras droit, sort une main tenant un poignard luisant. Mon cœur se glace, mais je ne peux rien faire.

"Comme la Mort
nous agissons sans Haine
mais utilisons
les Outils de la Haine.

Mais
nous sommes meilleurs
que la Mort,
nos Choisis sont avertis
par cette prière;
nous leur offrons notre respect
par cette prière;
nous nous excusons
par cette prière.

Nous ne tuons par aveuglément,
car la Mort nous horrifie.
C’est pourquoi
cet Hommage à nos Morts
est souillé par le Meurtre,
petite goutte de poison
dans la chope de ce Jour,
car nous voulons qu’à jamais
la Mort nous horrifie.

Qu’à jamais nous tenions
la main de l’Astre de Vie
avec passion,
tout notre Être
et tout notre Amour."

Trop rapidement pour que les bêtes puissent réagir, ils appuient leurs lames sur les deux cous des deux chevaux et coupent profondément dans la peau, les muscles, les tendons. Le sang gicle, les chevaux hennissent à m’en briser le cœur, se lèvent sur leurs pattes de derrière.

Quel spectacle horrifiant que de les voir, s’élevant en réaction à la douleur, des taches rouges de sang et des flammes jaunes de feu leur caressant tous deux la peau.

L’un des deux chevaux tombe à la renverse, étourdi par la perte de sang. La chute est lente; le choc est horrible. J’entends les os de son dos se fracasser. Ses pattes arrières sont prises de spasmes, et l’animal n’est plus capable que de produire de longs soupirs qui mugissent non plus de douleur mais d’indignation, de peur et de confusion. Je serre mon ami le chat un peu plus fort.

Pendant que je regardais la mort du cheval de droite, celle du cheval de gauche éclatait en grande pompe.

Soupçonnant sa perte, ses peurs naturelles oubliées, il s’est élancé tout droit. Ses sabots ont piétiné les tisons, il a traversé le feu sans le voir. Courant, courant, il libère ce qu’il lui reste de vie en une tragique et incroyable éruption. Les druides le regardent avec vénération, certains lui offrant de petites prières individuelles. L’un d’eux s'écroule, le crâne fracassé par un coup de sabot, ce qu’ils ont l’air d’accepter avec résignation, avec indifférence même.

Après quelques minutes, le sang sortant de sa plaie à chaque battement de cœur, le cheval ralentit sa course, s’arrête, essoufflé et confus, ses grands yeux nerveux regardant autour, et doucement ses dernières forces le quittent et il s’étend. Sa mort est lente, graduelle, pleine d’efforts, ne nous donnant aucune indication du moment précis où il succombe (si moment précis il y a).

Alors que pendant de longues minutes j’observe le corps massif et musclé de cet animal, les druides se préparent à un autre sacrifice rituel. Les deux druides vêtus de rouge sanglotent sans pouvoir se contrôler, et sont remplacés par deux autres, ceux-là vêtus de gris, qui s’approchent du feu avec un sac grouillant dans les mains.

"Notre Violence nous dégoûte
la Mort nous horrifie
c’est pour lutter contre
le Seigneur des Morts
que nous agissons ainsi."

Ils ouvrent les sacs et en sortent chacun un chat, un noir et un blanc. Ils les tiennent par la peau du cou, ces pauvres chats paralysés. Je m’avance vers eux et je crie: "Non!"
Je ne peux pas accepter ce que je vois. On se précipite sur moi, on me retient, on me réprimande.

"Non, tu ne peux pas sacrifier un chat qui est déjà mort," disent-ils en voyant ce que je tiens, croyant que je veux jeter mon chat mort dans le feu.

Les deux druides qui tiennent les chats n’ont pas bougé, et poursuivent leur geste.

"C’est pour lutter contre
le Seigneur des Morts
que nous agissons ainsi."

Le chat blanc miaule, une seule fois, avant d’aller rejoindre son frère noir dans les braises. Ils sont projetés si fort dans le bûcher qu’ils n’ont même plus la force d’en sortir.

Moi je m’écroule, le visage en larmes, n’ayant jamais été aussi près de la brisure. Je ne peux même plus bouger. Derrière moi quelqu’un tente de me réconforter. "Laisse-moi te raconter la Légende du Seigneur Noir et de son Ascendance au Trône des Morts…"

À ce moment je trouve la force (ou plutôt le moyen) de me lever et de courir avec mon chat. Je ne veux pas entendre cette histoire, non, non, jamais je ne pourrai accepter ce qu’ils viennent de me faire, la souffrance que j’ai, et aussi celle dont j'ai été témoin. Leurs larmes et leurs fables m’étouffent. À travers les gens je me fraie un chemin, à travers mes yeux mouillés je vois la sortie.

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