XXV.

e faisant que commencer, le jour est tranquille et presque normal. Les gens se lèvent, se lavent, s’habillent, mangent, boivent un café, et partent pour le travail. Certains vont même travailler à la CIL, qui pour eux n'est qu'une usine d'explosifs et de solvants à peinture.

Les uns après les autres les habitants de la ville défilent devant mes yeux. Je me colle à leurs fenêtres et je tente de discerner dans leurs faits et gestes les traces d’une conscience du Jour Présent. Je n’en vois que chez les enfants. Certains mettent déjà leur costume pour une journée d’école masquée. D’autres regardent leur déguisement et ont hâte à la fin de l’école pour pouvoir les enfiler et déambuler.

Dans les yeux de cet enfant c’est la confusion que je vois. Son rêve ayant été percutant, il se réveille et se demande ce que ce costume de magicien fait sur sa chaise. Il ne comprend pas pourquoi ce matin n’est pas comme tous les autres matins. Il se demande ce qu’il a fait avant de se coucher, pour pouvoir expliquer l’origine de ce costume. Ce n’est que lorsqu’il finit par sortir de sa chambre et qu’il entend ses deux sœurs dire le mot citrouille que ça lui revient. Il est alors enchanté d’avoir débuté sa journée de façon si mystique.

D’autres, adolescents, voient partout les traces d’une fête qui leur est maintenant refusée. Un sourire narquois est ce matin leur réponse à tout.

Un corbeau qui par chance s’est posé sur le balcon d’une famille encore endormie picosse librement la chair exposée de la bouche d’une citrouille. Il me voit et s’envole, une graine dans le bec.

Les rares personnes qui me voient aller d’une cachette à l’autre éclatent de rire, et trouve que je suis "un Halloween zélé" (cette drôle de manie de désigner du même nom la fête et ceux qui la célèbre).

La plupart des célébrants n’ont pas encore arboré ni leur costume, ni l’état d’esprit dans lequel ils le porteront. Ils s’efforcent même de ne pas trop y penser tout de suite pour ne pas gaspiller leur réserve d’enthousiasme.

D’autres (mes préférés) ne peuvent s’empêcher d’y penser, ne voudraient pas penser à autre chose, et déplorent la courte portion de la journée que l’on consacre à la Fête. Ils aimeraient un grand déploiement généralisé, un réel carnaval du sinistre et du visionnaire (car ils comprennent que l’on confond trop souvent "effroi" et "acuité de perception").

Près des écoles le défilé est grandiose. À cause de ceux qui sont déguisés, certes, mais surtout à cause de ce que l’occasion installe entre tous. Les écoliers sourient intensément ou froncent les sourcils intensément; ils jubilent ou ils se découragent. Aujourd'hui, ils sont tous intéressés par le Monde, ils observent avec attention et ils ont hâte de voir ce que les heures vont offrir d’inusité. C’est un jour où l’on ne peut rien prévoir.

Même certains travailleurs en sont distraits. Ils pensent à la réception qu’ils devront donner aux enfants, le soir venu, et au travail que ça implique; ou peut-être pensent-ils à la fête costumée à laquelle ils iront ce soir même, ou dans les prochains jours (étant donné qu'aujourd'hui est un jour de semaine); ils y trouvent un certain charme pittoresque, un certain dépit, une certaine indifférence.

Mais ces adultes, peu importe leurs opinions sur le sujet, ne prennent pas la célébration au sérieux, sauf peut-être ces gens religieux qui y voient quelque chose de profondément offensant. Comme cette vieille dame que je vois dans sa fenêtre, une femme qui a perdue sa beauté mais qui est devenue une Géante de Personnalité, ce qui lui confère une beauté toute autre. Poussant de sa main son rideau de dentelle elle regarde par la fenêtre, aperçoit les écoliers costumés, et secoue la tête en signe de négation. Elle voit en l’Halloween une Fête laide et ridiculement moderne. Elle pense à l’argent gaspillé en décorations, en costumes, en friandises. Elle se dit que les gens d’aujourd’hui, dégénérés et corrompus, ont besoin d’une Fête Sale avant d’arriver à la Fête Pure qu’est Noël. Et puis elle trouve que ça n'a pas de bon sens de faire défiler des petits enfants par un froid pareil. Mais par-dessus tout je crois que c’est l’anonymat sous-jacent de l’Halloween qu’elle déteste le plus… que cette fête, contrairement à toutes les autres, n’ait pas comme but premier et comme conséquence manifeste de réunir les familles. Et ce soir, comme elle sera en colère, quand de parfaits inconnus viendront sonner chez elle, même si elle ferme toutes les lumières, même si son balcon est dénué de citrouille…

D’autres ne sont pas du tout affectés. En marchant vers leur voiture ils remarquent les décorations des voisins et ça ne signifie rien pour eux. Ils s’interrogent sur les motivations des gens, ne comprennent pas ce détour dans l’alignement des jours. Si résignés, si abattus sont-ils, qu’ils jugent toutes les fêtes comme superflues et nuisibles. Le plaisir est depuis longtemps sorti de leur vie, sauf sous la forme de désirs interchangeables et indéfinis.

Dans cette petite école les enfants sont maintenant assis dans leur classe, et ils rient de se voir tous déguisés. Les professeurs, déguisés eux aussi, en font quelques commentaires, et une petite dame de dix ans costumée en lapin se demande comment elle va faire pour être attentive durant les cours.

Dans cette même classe, deux frères jumeaux ont des émois complètement différents. Le premier, déguisé en policier, regarde sa voisine danseuse du ventre et a une réaction puissamment sexuelle face à ces mollets voilés, ce dos tout de courbes; l’autre, déguisé en squelette, regarde sa classe en entier, et se demande curieusement si la nature des choses est changée à jamais, si les déguisements qu’ils portent aujourd’hui viennent fixer leur personnalité à jamais.

La petite danseuse du ventre, elle, pense à ce que sa mère a dit quand sa tante a proposé qu’elle se déguise ainsi: "Tu trouves que c’est un bon déguisement pour une fille de son âge?". Elle ne comprend pas ce que l'âge a à voir avec le déguisement que l'on choisit.

Un jeune vieillard a vu le coin de mon chapeau. Il le fait savoir et toute la classe se précipite à la fenêtre, juste à temps pour voir ma cape voler vers l’éloignement. Je dois aller voir ailleurs si j'y suis.

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