XXIII.

C’est une Tour composite en fait, deux tours jumelées, la première trapue et massive (arborant la torche à son sommet), l’autre plus haute et plus étroite. Il y a une cabine au sommet de cette dernière, et c’est mon objectif pour l'instant.

Quelque part tout près, une machine produit une explosion qui retentit dans toute la Vallée des Riches-Lieux.

Je le prends comme un signal. Résolument je marche vers la base de la Tour. La porte est déjà ouverte, m’attendant elle aussi. Sans peur, j’entre dans l’obscurité. Quelques petits esprits sans substance détalent en me voyant.

Dense et massive, la structure architecturale de l’endroit s’impose à mon esprit. Les pierres sont usées et arrondies, mais taillées et imbriquées à la perfection. Les araignées et les mille-pattes sont innombrables, mais difficiles à distinguer des nombreux petits dessins individuels qui recouvrent le plancher et les murs, sans doute laissés par ceux qui avant moi sont passés ici. Vaguement envoûté, je les regarde, essaie de les comprendre.

Je fixe les petits glyphes sans cligner; lentement ils s’animent, se mettent à bouger parmi les arachnides et les scolopendres, et bientôt semblent même se détacher de la pierre et survoler les bestioles. Je m’applique, et dans la concentration m’égare. La Nuit, fidèle, ne tient pas compte de mes pertes de temps, et persiste. Mais le fera-t-elle longtemps?

Je me secoue. Mes tentatives de sagacité sont inutiles. C’est en haut que je dois aller.

Encore un peu confus par l’emprise persistante des dessins, je gravis l’échelle qui est fixée au mur, parviens à un petit balcon, et de là peux accéder à une porte qui me ramène dehors, à quelques mètres au dessus du sol.

J’ai devant moi le grand escalier qui ceinture la Tour, spirale qui s’élève jusqu’au sommet.

Mon esprit retrouvant enfin sa limpidité, j’entame l’ascension.

En altitude, le vent est plus puissant, plus éloquent de voix imaginaires ou spectrales.

Tout en montant, je pense à ce qui pourrait être la table des matières de ma nuit: pour commencer, la Rivière; puis, la Ville de la rive d’en face; ensuite, le pont ferroviaire pour retraverser la Rivière; près du pont, la maison de pierre où se balance mon ami le Pendu; puis, la nage, les bateaux et la découverte du chat; le portant, j'ai ensuite traversé la ville asservie par l’Usine, sa jumelle; et finalement, à l’intérieur des clôtures cruelles de la CIL, les lieues et les lieues de machines, d’herbe, de collines, de champ et de forêt où règne le Néant.

Tandis qu’en montant je pense à ces étapes concrètes de ma trajectoire, je sens en moi celles ¾ plus immatérielles ¾ du spectre de mes pensées: la jubilation au début de la soirée, l’observation en la marche, la confrontation avec les bateaux, la lamentation du chat, la détermination à l’enterrer, la fatigue du retour à la surface, et finalement la résignation à aller jusqu’en haut de la Tour.

Avec le vent qui agite ma cape et la fait claquer, je retrouve une certaine détermination, et la douleur quitte mes jambes qui montent et montent. Je cesse de regarder ce qui s’étend sous moi; je dois me concentrer sur le Haut et ce qui va se présenter à moi.

Quelque part, dans la moitié d’Ellivret Sam que j’aime, la moitié vivante, un chien hurle. Et moi, distrait par ce cri de désespoir, j’arrive au dernier pallier sans m’en rendre compte. Le cri semble avoir convoqué l’aube; au loin, derrière la Montagne, la masse céleste se transforme graduellement en une matière plus claire.

"Nous n’avons plus besoin de cela, n’est-ce pas, Fils de la Noirceur?" dit-on derrière moi. Je me retourne pour voir quelqu’un de squelettique et ridé, n’étant explicitement ni homme ni femme. Le Seigneur des Morts.

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