XXIV.

Il vient tout juste de lancer la torche rouge que je voyais d’en bas. La flamme continue de brûler dans le tourbillon de sa chute, jusqu’à ce qu’elle arrive au sol où elle s’éteint dans une fulmination d’étincelles. La voix lointaine de l'Esprit du Feu parvient à mes oreilles: "Non! Non Seigneur! Vous aviez promis!"

Il sourit et balaie les protestations de la main.

"Finalement," me dit le Seigneur des Morts, "tu es ici, Glorieux et Victorieux."

Je lui réponds sans hésiter: "Je n’ai pas de gloire, et je n’ai rien vaincu."

"Pourtant, peu après le coucher du soleil, tu courrais les rues et y imprimais partout ton sourire," me dit Mort en haussant les sourcils.

"Peut-être, peut-être, mais vous venez de le dire: la nuit débutait à peine. La substance de mon cerveau n'avait imbibée qu'une toute petite goutte d’obscurité."

"Comment expliquer le mouvement de pendule de ton enthousiasme?"

"Je ne l’explique pas, et n'ai pas à le faire. Je ressens et agis selon ce que je suis."

Il s’approche et s’installe à mes côtés, dans la même position que moi, les mains sur le parapet et les yeux vers l’ouest bleu-noir.

"Aucune amertume? Pas de rancune?" me demande-t-il.

"Pas du tout. Le chien meurtrier, les spectres matelots, les créatures de vos cavernes, les druides… eux aussi agissent selon ce qu’ils sont."

"Qu’aimes-tu donc de l’Halloween, le Jour où je suis célébré?"

"Ce que j'aime de ce jour? L’intensité… l’Halloween a une saveur d’intensité."

"Ah, Fils de l’Obscurité, je te connais mal mais je suis fier de toi. Ce soir, tous tes actes étaient remplis de vénération pour moi. Tu as été mon adorateur le plus fidèle. Allez, montons."

Choisissant de ne rien dire, je le suis. Marchant lentement, nous entrons et passons à la Tour la plus étroite, et de là nous montons jusque dans la cabine qui est étrangement vide. Je devine que le Soleil s'est levé de l’autre côté du mur.

D’une poigne de fer le Seigneur me prend par l’épaule et m’attire vers la porte.

"Mais," me dit-il, "toute impressionnante qu'ait pu être ta fidélité, tu as commis de grave sacrilèges envers la Machine où nous sommes."

Et là, d’un geste sidéral, rapide, il ouvre la porte et m’y pousse en se mettant à l'abri. Je tombe sur le balcon, ébloui par la lumière. Quand j’ouvre enfin les yeux je vois son visage dissimulé dans l’obscurité de la cabine et c'est la surprise qui domine son expression.

"Tu ne te volatilise pas…" dit-il d'une voix sans âme.

"Vous croyiez en mon appartenance exclusive à la nuit? Vous vouliez que ce soit le Soleil qui me fasse disparaître? Vous le croyiez mon ennemi?"

Sur son visage, a surprise fait place à la rage.

"Si tu n’es pas l’un des nôtres, de quel droit t’infiltres-tu si profondément ici, dans le Royaume des Morts? Si le Soleil ne te tue pas c’est que tu es humain, et non un être Hors Nature… ici les humains sont inconséquents, ils sont des parasites ignorés. Retourne d’où tu viens, va badiner où tes jeux enfantins ne perturberont personne."

Leste et vif, je me relève et me dirige vers lui. Je l'agrippe par son large vêtement et le traîne vers le balcon extérieur. Me laissant tomber sur le dos je plante mes pieds sur sa poitrine et puis je le projette vers l’arrière, vers le vide, par-dessus la rampe.

Face tournée vers le ciel, les membres étendus, il chute. À mi-chemin entre moi et le sol, je vois sa poitrine éclater et se déployer en de nombreux filaments, ténus et arachnéens, qui s'étendent magistralement au-dessus du domaine des deux Cités Sœurs, comme si en dernier recours le Seigneur tentait de s'accrocher, ou d'étendre son emprise mortifère.

L’impact est rude, la cheminée le percutant au milieu du dos, étouffant les implorations de l'Esprit du Feu, qui continuait de crier: "Seigneur! Seigneur!".

Le Seigneur des Morts s’embrase et puis commence à s'estomper, la toile géante de ses filaments persistant quelques secondes au-dessus de l’Usine, des cheminées, de la Rivière, des maisons endormies, de toute la Vallée des Riches-Lieux, puis s’estompant peu à peu jusqu’à devenir invisible.

Le Soleil brille sur moi, accusateur ou gratifiant, je ne sais trop. Comment savoir ce qu’il pense, cet astre… il brille toujours avec la même puissance, même quand les nuages le cachent pour essayer de nous convaincre du contraire.

Moi, tout en haut de la Tour, je profite de la sécurité de cette solitude pour rassembler mes pensées. Les condenser jusqu’à ce qu’elles soient denses comme une pierre, pour que je puisse briser des fenêtres avec.

Je me prépare, après la Nuit de l’Halloween, pour son Jour, où les Humains succéderont aux Esprits en tant que Rois… et Maîtres.

Sous la Lune j’ai affronté la Cité des Morts, sous le Soleil j’embrasserai la Cité de la Vie.

En route, pour la moitié claire d’Ellivret Sam.

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