XXI. (La Cinquième Caverne)

endant que j’avance je perds la notion du temps.

Le silence et mon chat me ramènent à moi-même. J’oublie un peu ce qui vient de se passer, mais ces trois mots, Seigneur des Morts, font écho dans les tunnels où je rampe.

Le couloir incline un peu vers le haut, et puis tourne. Je dois alors escalader une paroi, et m’embarquer dans un autre tunnel en serpentin. Ma progression s’effectue dans un environnement de plus en plus irrégulier.

La caverne où je me retrouve cette fois-ci n’est en fait rien de plus qu’une grande cavité dans le tunnel. J’y entre et me couche, mon dos absorbant la stabilité et le froid de la terre. Tout ici est parfaitement calme. Pas de bruits de machines, pas de chants ou de musique, pas de vibrations, pas de feu, pas de mouvement. Seulement de la terre, de l’humidité et de la pierre, tout autour de moi.

Courbé, épuisé, fatigué comme je le suis, j’aimerais m’endormir ici et y rester pour des années, hibernant comme certains animaux le font. Mais cette idée m’attriste aussi, car alors j'aurais laissé mes ennemis m’affecter de façon significative. Je ne vais pas les laisser avoir ce genre d’influence sur moi.


Cet endroit sera le lieu de repos éternel du chat, et non le mien.

Je le dépose, de plus en plus raide, et avec mes doigts je me mets à creuser dans cette terre presque glaise. C’est difficile mais c’est bon de creuser, un geste simple et complet. Je fais de mes doigts des crochets qui s’enfoncent, des pelles qui retirent les roches --- petites comme grosses --- de la terre, comme je le ferais pour une épine dans la patte d’un lapin. Mes doigts se mettent à saigner, mes ongles craquent, la terre s’infiltre dans les plaies de mes mains, mais je suis tout de même vainqueur car le trou s'agrandit. Les vers de la Terre que je vois, je les prends doucement dans le fond de ma paume et je leur présente leur nouvel ami.


Lombrics et autres habitants de la Terre, voici mon ami le chat que je vais déposer bien humblement dans votre dense Manoir Souterrain. Il vous nourrira de sa chair, vous protégera avec ses os, et partagera avec vous la richesse de sa vie interrompue.

Ensuite je dépose ces vers dans le tas de terre qui grandit au fur et à mesure que je creuse.


Mes mains, mes bras, sont engourdis par le froid et la douleur, mais enfin le trou a atteint des proportions qui suffiront au confort et à la permanence d’un repos de Mort.


Je prends le beau, le doux corps du chat, et j’enfouis mon nez dans son poil une dernière fois, douceur pour ma peau tout autant que pour mon odorat. Les yeux fermés je respire un bon coup, mes narines prennent de l’expansion, et je suis alors assailli par une succession lumineuse d’images de sa vie, existence active et enjouée, remplie comme elles le sont rarement: il aimait manger et dormir, il poursuivait les mulots, il montait aux arbres, il passait ses nuits dehors à explorer les terrains environnants.


Ne voulant conserver que cette odeur de Vie, je le dépose en terre avant que ne m’atteigne l’odeur de Mort. Je place sa queue en courbe sous ses pattes, je flatte son dur petit corps une fois de plus, laissant mon sang malencontreux sur sa fourrure, puis je dépose la première poignée de terre sur lui.


Quand je dois finalement recouvrir sa tête, je m’arrête presque, c’est presque assez douloureux pour que je coure loin d’ici, laissant inachevée cette tâche difficile. Puis je me ressaisis et la douleur s’estompe, ne laissant qu’une tendre tristesse.

Je ne le vois plus. Il est dans le sol. Je laisse tomber quelques gouttes de sang sur sa tombe, en guise de dernière offrande, puis je piétine sa tombe pour qu’il soit difficile pour un quelconque animal charognard de venir le déterrer. Ça m’est pénible de faire cela; j’enfonce un peu dans la terre et j’imagine mon poids l’écraser, briser ses petites côtes rendues encore plus fragiles par la Mort.


Ce n’est pas par affront que je marche sur toi, mon chat, mais par respect.

Pendant de longues minutes je reste assis devant la sépulture. J’ai déjà de la difficulté à concevoir qu’il soit là, même si je ne le vois pas.

Maintenant seul, mon devoir accompli, je suis trop sensible à la restriction de la Terre qui m’entoure, me surplombe, me domine, et je sens la pointe d’une claustrophobie. J’aurais envie de pousser contre ces parois pour me retrouver sous la lune et les nuages et les étoiles.



Je sors de la cavité et je rampe rapidement vers l’avant, mon impatience me donnant chaud. Je sens maintenant une brise, l’Haleine de l’Automne, qui m’attire gentiment vers la sérénité. La distance à parcourir avant de me retrouver dehors n’est plus importante, je m’y sens déjà.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Ce passage émouvant, encore une fois, remue passablement des émotions qui, il y presque un an maintenant, vinrent trouver une Fée qui avait égaré sa baguette. La sensibilité, la tienne en l'occurence, c'est ce qu'il nous faut laisser s'échapper, de temps en temps, pour écrire de si beaux textes. Merci...

Aimon a dit...

C'est bien aimable, Fée. Encore merci.